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L’HOMME À LA LÈVRE RETROUSSÉE          89

véritable. J’ai mis ce talent à profit ; j’ai peint ma figure et, pour apitoyer le public, j’ai simulé une énorme balafre ; j’ai pris l’habitude de relever ma lèvre à l’aide d’un petit morceau de taffetas couleur de chair. Puis, coiffé d’une perruque rousse et vêtu d’un costume approprié à la situation, j’ai établi mon quartier dans la partie la plus animée de la Cité, me faisant passer pour un marchand d’allumettes, mais n’étant par le fait, qu’un simple mendiant. Pendant sept heures j’exerçai ce métier et lorsque je rentrai le soir, je me trouvai, à ma grande surprise, avoir gagné vingt-six shillings et quatre pence.

J’écrivis mes articles et je ne pensais guère plus à cette histoire jusqu’à ce que, ayant un jour donné ma signature à vue, pour obliger un ami, je fusse assigné pour une somme de vingt-cinq livres. Je ne savais où trouver cet argent, lorsque soudain il me vint une idée. Je demandai à mon créancier un délai de quinze jours, à mes chefs un congé, et je passai, déguisé en mendiant, mes journées à demander l’aumône dans la Cité. En dix jours j’avais recueilli de quoi payer ma dette. Vous pensez bien qu’il était dur de se mettre à un travail sérieux, aux appointements de deux livres par mois, lorsque je savais pouvoir en gagner tout autant dans un jour, sans bouger, en me barbouillant le visage d’un peu de peinture et en mettant ma casquette par terre à côté de moi. Il se livra un long combat entre ma vanité et l’amour de l’argent, mais les dollars eurent le dessus. Je renonçai au reportage et chaque jour je vins m’asseoir dans le coin que j’avais d’abord choisi et où j’inspirai pitié grâce à ma figure blafarde. Pendant ce temps ma poche se remplissait de sous. Un seul homme connaissait mon secret. C’était le propriétaire d’un antre de Swandam-Lane, dans lequel je logeais. Chaque matin, j’en sortais déguisé en mendiant sordide et chaque soir, transformé en homme comme il faut. Je payais largement mon loyer à cet homme, un certain Lascar, de sorte que je savais mon secret bien gardé. Je m’aperçus vite que je gagnais beaucoup. Ce n’est pas qu’un mendiant de Londres puisse se faire toujours sept cent livres par an, moins que ma moyenne ; mais j’avais en mon pouvoir un don exceptionnel d’imitation et aussi une facilité de repartie qui s’accrut encore par la pratique et fit de moi un personnage marquant dans la Cité. Toute la journée un flot de sous mêlés de pièces blanches tombait sur moi et il était bien rare que je ne recueillisse pas au moins deux livres.

À mesure que je m’enrichissais je devenais plus ambitieux ; je louai une maison à la campagne et même je me mariai sans que personne se doutât de ma profession. Ma chère petite femme savait que j’avais un emploi dans la Cité, et c’est tout.

Lundi dernier j’avais fini ma journée et je m’habillais dans ma chambre, au-dessus de l’antre à opium, lorsque, regardant par la fenêtre, j’aperçus, à ma stupéfaction, ma femme qui était là dans la rue les yeux fixés sur moi. Je jetai un cri de surprise, je couvris ma figure de mes mains et me précipitant chez mon confident, je l’adjurai d’empêcher qui que ce fût de monter chez moi. J’entendis bien, en bas, la voix de ma femme, mais je savais qu’elle ne pourrait monter. Vite j’enlevai mes vêtements d’homme du monde pour revêtir ceux du mendiant, je peignis mon visage et je me coiffai de ma perruque. Ma femme elle-même ne perça pas un déguisement aussi complet. Il me vint alors à l’esprit qu’on pourrait bien faire une perquisition dans cette pièce et que les vêtements me trahiraient. Je me précipitai sur la fenêtre pour l’ouvrir et dans ce mouvement brusque je fis saigner une coupure que je m’étais faite le matin même. Puis, saisissant mon vêtement lesté par les sous que je venais d’y mettre, je le jetai par la fenêtre et il disparut dans la Tamise. Les autres vêtements auraient eu le même sort si, à ce moment, un flot de sergents de ville n’avait envahi l’escalier. Quelques minutes plus tard j’étais, et ce fut, je le confesse, un soulagement pour moi, non pas identifié à M. Neville Saint-Clair, mais arrêté comme son meurtrier.