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ou mourir de faim. Nous voyons qu’il en va différemment. Nous en pouvons déduire que la nature maintient l’équilibre en limitant, par un moyen quelconque, le nombre de ces bêtes féroces. La question se pose donc à nous de découvrir ce moyen et de vérifier comment il opère. J’aime à croire que nous n’aurons pas longtemps à attendre l’occasion d’étudier de plus près les dinosauriens carnivores.

— J’aime à croire le contraire, protestai-je.

Challenger se contenta de froncer les sourcils, comme un maître d’école quand un marmot lâche une impertinence.

— Le professeur Summerlee a peut-être, dit-il, quelque observation à faire ?

Et les deux professeurs de partir pour ces irrespirables régions de la haute science où les conditions de la multiplication peuvent, en se modifiant, contrebalancer, dans la lutte pour la vie, la diminution de la nourriture.

Ce matin-là, nous dressâmes la carte d’une petite partie du plateau, en évitant le marais des ptérodactyles et en marchant non plus à l’ouest du ruisseau, mais à l’est. Dans cette direction, le pays était encore très boisé, et la végétation si dense que nous avancions à grand’peine.

La Terre de Maple White ne nous avait montré jusqu’ici que ses épouvantes. Elle avait pourtant un autre côté, et nous cheminâmes toute la matinée au milieu des fleurs les plus belles, où prédominaient les couleurs blanche et jaune, qui étaient, à ce que nos professeurs nous apprirent, les deux couleurs primitives des fleurs. En maints endroits, le sol en était complètement recouvert, et nous enfoncions jusqu’aux chevilles dans ce moelleux et merveilleux tapis, d’où il se dégageait un parfum d’une douceur pénétrante et presque enivrante. Autour de nous bourdonnait l’abeille familière des campagnes anglaises ; au-dessus de nous, quantité d’arbres ployaient sous le poids des fruits dont nous ne connaissions que quelques-uns. Il nous suffit d’observer ceux que becquetaient les oiseaux pour éviter tout risque de poison et accroître le plus agréablement du monde nos moyens de subsistance. La brousse que nous traversions était sillonnée de sentiers tracés par les bêtes sauvages, et il y avait aux endroits marécageux un grand nombre d’étranges empreintes, notamment d’iguanodons. Nous aperçûmes dans un petit bois plusieurs de ces animaux en train de brouter : lord John avec sa jumelle put se rendre compte qu’ils étaient, comme celui que nous avions examiné, tachés d’asphalte, mais à une autre place : et nous ne soupçonnions pas ce que cela signifiait.

Des animaux de plus petite taille nous passèrent sous les yeux, par exemple des porcs-épics, un fourmilier vêtu d’écailles, un cochon sauvage de couleur pie, avec de longues défenses courbes. Par une ouverture entre les arbres qui découvrait l’épaule d’une colline, nous n’eûmes que le temps d’entrevoir sans la reconnaître, tellement la vivacité de son allure la déroba vite à nos regards, une grande bête au pelage brun foncé que lord John prétendit être un daim, et qui devait, dans ce cas, avoir les dimensions gigantesques de ces élans que l’on exhume encore aujourd’hui des marais de mon Irlande natale.

Depuis la mystérieuse visite qu’avait reçue notre camp, nous n’y retournions jamais sans appréhension. Cette fois-ci nous y trouvâmes tout en ordre. Nous eûmes, dans la soirée, au sujet de notre situation et des résolutions qu’elle commandait, une grande discussion qu’il faut que je vous raconte ; car il s’ensuivit que la Terre de Maple White nous fut révélée d’un coup mieux qu’après une exploration de plusieurs semaines. Elle eut pour point de départ un mot de Summerlee qui avait manifesté tout le jour une humeur exécrable, et qui ne se tint plus lorsque lord John vint à parler de ce que nous devions faire le lendemain.

— Ce que nous devrions faire aujourd’hui même, et demain, et sans cesse, dit-il, c’est chercher comment nous dégager du piège où nous nous sommes laissés prendre. Vous ne pensez tous qu’à pénétrer dans ce pays ; vous ne devriez rêver que d’en sortir.

— Je m’étonne, monsieur, mugit Challenger, qu’un savant puisse nourrir des préoccupations si basses. Nous voici dans un pays qui ouvre aux ambitions du naturaliste le champ le plus digne de les solliciter depuis que le monde est monde ; et vous nous proposez de l’abandonner quand c’est à peine si nous en avons une connaissance superficielle ! J’attendais mieux de vous, professeur Summerlee.

— Vous voudrez bien vous souvenir, répliqua aigrement le professeur, que j’ai à Londres une chaire des plus importantes, où je me sais très insuffisamment suppléé. C’est la différence de ma situation avec la vôtre : car il ne me semble pas, professeur Challenger, que vous ayez