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rocs, et faillit par là causer notre perte. Le mâle le plus proche fit entendre un sifflement aigu ; ses ailes, qui avaient bien vingt-deux pieds d’envergure, claquèrent ; et il s’envola. Aussitôt, les femelles et les petits se rassemblèrent près de l’eau, pendant que les autres mâles qui montaient la garde à l’entour prenaient un à un leur essor. Et quand ces animaux se mirent à plonger du ciel tous à la fois, comme des hirondelles, avec des embardées rapides, ce fut un étourdissant spectacle, mais un spectacle auquel nous comprîmes que nous ne pouvions pas nous attarder. D’abord, ils décrivirent un grand cercle, comme pour vérifier l’étendue de la zone dangereuse ; puis le vol s’abaissa, le cercle se resserra ; ils se mirent à tourner, à tourner autour de nous, et le rondement de l’air, sous les coups de leurs vastes ailes grises, me fit malgré moi penser à l’aérodrome de Hendon un jour de courses.

— Gagnons le bois, vite, et ne nous séparons pas ! criai lord John, empoignant son rifle par la crosse pour s’en servir comme d’une massue. Les satanées bêtes ont de mauvaises intentions !

Mais à l’instant même où nous battions en retraite, le cercle se ferma sur nous, des ailes nous frôlèrent au visage. Nous fîmes tournoyer nos crosses, sans rien trouver de solide ou de vulnérable à frapper. Tout à coup, du cercle bourdonnant et gris, un long bec jaillit, qui nous allongea un coup. Puis un autre suivit, puis un autre encore. Summerlee, poussant un cri, porta la main à son visage, d’où le sang coulait. Je me sentis frappé derrière le cou et je vacillai sous le choc. Challenger tomba ; je me penchai pour le relever, mais, frappé de nouveau par derrière, je tombai sur lui. Au même instant, j’entendis claquer le fusil de lord John, et, levant les yeux, je vis une des bêtes se débattre à terre, l’aile cassée, le bec grand ouvert, soufflant, crachant de l’écume, roulant des yeux injectés de sang, tel un démon dans une peinture du Moyen-Âge. Au bruit de la détonation, les autres étaient remontés, et leur ronde continuait par-dessus nos têtes.

— Dépêchons-nous ! s’écria lord John, il y va de notre vie !

Chancelants, nous nous engageâmes à travers la brousse. Mais nous n’avions pas atteint les arbres que, derechef, les harpies fondaient sur nous. Summerlee fut renversé. Nous le relevâmes. Un bond nous jeta dans le bois. Nous étions sauvés ! Car les ailes des ptérodactyles n’avaient pas assez d’espace pour se déployer sous les branches. Et tandis que nous nous éloignions, clopin-clopant, meurtris, morfondus, nous pûmes les voir, très longtemps, très haut dans le ciel bleu, guère plus gros que des pigeons ramiers, continuer de voler en cercle, et, sans doute, observer notre retraite. Quand enfin nous eûmes gagné le plus épais du bois, ils abandonnèrent la poursuite, et nous cessâmes de les voir.

— Aventure très intéressante et tout à fait convaincante ! dit Challenger, qui, arrêté avec nous au bord du ruisseau, lavait son genou tuméfié. Nous voilà exceptionnellement renseignés, Summerlee, sur les mœurs de ces enragés ptérodactyles !

Summerlee étanchait le sang d’une entaille à son front ; moi-même, grièvement blessé au muscle du cou, je bandais ma blessure. Lord John en était quitte pour une déchirure de son veston au-dessus de l’épaule ; les dents de son terrible adversaire lui avaient seulement éraflé la chair.

— Il sied de noter, continua Challenger, que notre jeune ami a reçu un coup droit, au lieu que le veston de Lord John a été déchiré par une morsure. Pour ma part, ils m’ont frappé à la tête avec leurs ailes, en sorte que nous venons d’avoir une exhibition variée de leurs moyens d’attaque.

— Il s’en est fallu de peu qu’elle nous coûtât cher ! répondit gravement lord John ; et je ne saurais imaginer de mort plus malpropre que de succomber sous cette vermine ! J’ai regretté de me servir de mon rifle, mais je n’avais pas le choix.

— Si vous ne l’aviez fait, nous ne serions pas ici.

— D’ailleurs, ajouta-t-il, cela ne peut tirer à conséquence. Il doit y avoir dans ces bois des éclatements et des chutes d’arbres qui font un bruit analogue à celui d’un coup de feu. À présent, si vous voulez m’en croire, c’est assez d’émotion pour aujourd’hui. Rentrons au camp, où nous demanderons à notre pharmacie un peu d’acide phénique. Sait-on quel venin ces ignobles bêtes peuvent porter dans leurs mâchoires ?

Mais, à coup sûr, jamais homme n’avait eu pareille journée depuis le commencement du monde. Une nouvelle surprise nous attendait. Lorsque en suivant le cours du ruisseau nous arrivâmes à la clairière, la vue de notre enclos épineux nous fit croire que nous touchions pour cette fois