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de marcher tout le temps sur de la glace qui va craquer !

Je partageais ce sentiment d’inquiétude. Le demi-jour sous les arbres avait quelque chose de menaçant ; la noire obscurité du feuillage, quand je levais les yeux, m’emplissait d’une vague terreur. Certes, les monstrueuses bêtes que nous venions de voir étaient de pauvres créatures lourdaudes et inoffensives, qui sans doute ne voulaient de mal à personne. Mais quels autres survivants d’époques immémoriales, quels êtres féroces, hideux et agiles, s’apprêtaient derrière ces rocs ou ces halliers à fondre sur nous ? Je ne savais pas grand’chose de la vie préhistorique ; j’avais seulement lu un livre où l’on parlait d’animaux qui auraient fait de nos lions et de nos tigres ce que le chat fait de la souris. Qu’adviendrait-il si nous nous heurtions à eux dans les bois de la Terre de Maple White ?

Nous eûmes, ce matin même, qui était le premier de notre séjour dans le pays, une autre aventure à laquelle je ne pense jamais sans dégoût. Si la clairière des iguanodons doit, selon le mot de lord Roxton, rester dans notre souvenir comme un rêve, l’étang des ptérodactyles y restera comme un cauchemar.

Nous traversions lentement le bois, d’abord parce que lord Roxton ne nous laissait avancer qu’autant qu’il avait éclairé notre route, ensuite parce qu’à tous les pas, ou presque, l’un ou l’autre de nos professeurs tombait en admiration devant quelque type inconnu de fleur ou d’insecte. Nous n’avions guère parcouru plus de trois milles, toujours longeant la rive droite du ruisseau, quand il se fit une grande ouverture au milieu des arbres. Par delà les buissons qui nous entouraient, nous distinguions un point où les quartiers de rocs, jusque-là disséminés sur le plateau, formaient une masse confuse. Or, tandis que nous cheminions dans la broussaille qui nous montait à la ceinture, un étrange bruit, une rumeur basse et continue, piaillerie et sifflement tout ensemble, nous vint aux oreilles, et de l’endroit même, semblait-il, vers lequel nous nous dirigions. Lord John nous arrêta d’un geste, se baissa, et partit à la course ; quand il fut à la ligne de rocs, nous le vîmes regarder par-dessus avec circonspection et faire un geste d’étonnement ; puis il demeura là, les yeux écarquillés, tellement saisi qu’il parut nous oublier ; enfin, cependant, il agita de nouveau la main d’une façon qui, en même temps, nous appelait et nous recommandait la prudence. Toute son attitude, si elle nous annonçait une surprise, nous prévenait d’un danger.

Nous le rejoignîmes en rampant et nous regardâmes à notre tour par-dessus les rocs. Le lieu qui se découvrait à nous était une fosse, peut-être l’un des anciens cratères du plateau. Il affectait la forme d’une coupe. Dans le fond, à quelque cent yards, sommeillaient des étangs ourlés d’écume verte et bordés de roseaux. Cette place, déjà sinistre par elle-même, prenait, du fait de ses occupants, l’aspect d’un des sept cercles du Dante : elle servait aux assemblées des ptérodactyles. Il y en avait là des centaines. Au bord de l’eau, les petits s’ébattaient, cependant que leurs hideuses mères couvaient des œufs qu’on eût dit en cuir jaune ; et de ce grouillement de reptiles s’échappait non pas seulement une affreuse clameur qui emplissait l’air, mais une méphitique, une infâme odeur de moisissure à nous rendre malades. Cependant, les mâles, les effroyables mâles, grands, gris, décharnés, plus semblables à des spécimens desséchés qu’à des animaux vivants, présidaient, chacun d’eux perché sur une pierre et tous ne faisant pas d’autre mouvement que de rouler des yeux rouges ou d’entrebâiller, parfois, au passage d’une libellule, un bec en forme de ratière. Leurs avant-bras déployés laissaient pendre autour d’eux leurs immenses ailes membraneuses ; on eût cru voir de gigantesques vieilles femmes, assises, et drapées dans d’horribles châles couleur d’araignée qui n’auraient laissé passer que leurs têtes féroces. Petits et grands, ils étaient bien un millier qui garnissaient la fosse devant nous.

Nos professeurs, dans l’ivresse où les plongeait cette étude de la vie préhistorique, eussent consenti à ne plus bouger de la journée. Ils montraient du doigt les restes de poissons et d’oiseaux qui jonchaient les rocs et qui attestaient le genre de nourriture des ptérodactyles ; et je les entendais se congratuler l’un l’autre d’avoir constaté que ces dragons volants vivaient, comme les pingouins, en colonies, ce qui expliquait que leurs ossements se retrouvassent en si grand nombre dans certains terrains très définis, par exemple le grès vert de Cambridge.

Mais il advint que Challenger, en voulant faire la preuve d’un fait contesté par Summerlee, passa la tête au-dessus des