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éclaircie, et dans l’espace ouvert se tenaient cinq animaux fantastiques ! Tapis derrière les buissons, nous les observâmes à loisir.

Ils étaient cinq, ai-je dit, deux adultes et trois plus jeunes, tous de taille colossale, ceux-ci présentant déjà la grosseur d’un éléphant, ceux-là dépassant de beaucoup comme dimensions tous les animaux de ma connaissance. Ils avaient une peau couleur d’ardoise, écailleuse, et qui luisait au soleil. Assis tous les cinq, ils se balançaient sur leur puissante queue et sur leurs grandes pattes postérieures à trois doigts, tandis qu’avec leurs petites pattes de devant à cinq doigts ils attiraient à eux et broutaient les branches. Représentez-vous, en somme, pour vous en bien faire une idée, de monstrueux kangourous ayant vingt pieds de haut et des peaux de crocodiles.

Je ne sais pas combien de temps nous restâmes en contemplation devant cette scène. Le vent soufflait dans notre direction, les buissons nous masquaient entièrement, nous ne risquions pas d’être découverts. Parfois, les petits s’ébattaient autour de leurs parents, qu’ils entraînaient dans leurs gambades, et le sol résonnait sourdement. La force des parents semblait sans limite : l’un d’eux, ayant quelque peine à atteindre un bouquet de feuilles, saisit l’arbre de ses pattes antérieures, et, tout immense qu’il fût, l’arracha de terre comme un simple arbrisseau ; en quoi il me parut démontrer le développement de ses muscles, mais non pas de son cerveau, car la masse s’abattit sur sa tête, et il poussa une série de cris aigus, d’où j’inférai qu’il y avait au moins une limite à son endurance. Sans doute pensa-t-il que le lieu était dangereux : car il partit en roulant à travers bois, suivi de sa femelle et de ses petits. Un instant, leurs peaux firent passer des reflets d’ardoise entre les arbres, leurs têtes ondulèrent très haut par-dessus la brousse, puis nous les perdîmes de vue.

Je regardai mes camarades. Lord John, debout, avait les doigts sur la détente de son rifle, et son âme de chasseur enflammait ses prunelles. Que n’eût-il donné pour que la tête d’un de ces animaux allât prendre place entre les deux rames qui s’entre-croisaient au-dessus de sa cheminée dans sa douillette garçonnière de l’Albany ! Mais il se souvint de l’intérêt que nous avions à cacher notre présence, et le coup ne partit pas. Les deux professeurs, ravis, muets, n’avaient su, dans leur excitation, que se prendre inconsciemment par la main, et ils restaient là comme deux enfants émerveillés par un spectacle ; un sourire séraphique épanouissait les joues de Challenger ; sur la face narquoise de Summerlee l’étonnement se mêlait de respect.

Nunc dimittis ! s’écria-t-il enfin. Que dira-t-on en Angleterre ?

— Ce qu’on dira, mon cher Summerlee ? Je vais, moi, très exactement, et sans crainte de me tromper, vous le dire : on dira que vous êtes un fieffé menteur, un charlatan scientifique, comme vous l’avez dit de moi, vous et les autres !

— Mais si nous montrons des photographies ?

— Truquées, Summerlee ! Grossièrement truquées !

— Si nous produisons des spécimens d’animaux ?

— Oui, ça, du moins, nous le pouvons ! Malone et toute sa malpropre bande de Fleet Street peuvent encore avoir à entonner nos louanges ! Vingt-huit août, jour où nous avons vu cinq iguanodons vivants dans une clairière de la Terre de Maple White : notez cela dans vos notes, mon jeune ami, et mandez-le à votre torchon !

— Puis, ajouta lord Roxton, tenez-vous prêt à recevoir dans le dos la botte directoriale ! Les choses, voyez-vous, mon garçon, prennent un aspect très différent quand on les considère de loin, sous la latitude de Londres. Bien des gens ne content pas leurs aventures, parce qu’ils savent qu’on ne les croirait pas. Qui les en blâmerait ? Nous-mêmes, dans un mois ou deux, tout ceci nous fera l’effet d’un songe. Que disiez-vous que c’était, ces bêtes-là ?

— Des iguanodons, répondit Summerlee. Vous trouverez partout les empreintes de leurs pattes dans les sables de Hastings, dans le Kent, dans le Sussex. Ils peuplaient le sud de l’Angleterre à une époque où la végétation humide y était assez abondante pour leur subsistance. Les conditions ayant changé, les animaux sont morts. Ici, les conditions ne doivent pas avoir changé, les animaux vivent.

— Si jamais nous sortons vivants de ce pays, proclama lord Roxton, ce ne sera pas sans que j’en rapporte une tête. Seigneur ! rien qu’à voir ça, les gens du Somaliland et de l’Ouganda deviendraient vert pomme ! Je ne sais pas ce que vous pensez, vous autres ; moi, j’ai le sentiment