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son ait pu aller bien loin sur le plateau. Mais à propos de plateau, comment appellerons-nous celui-ci ? Car c’est à nous de lui donner un nom, je suppose ?

Plusieurs propositions furent faites, plus ou moins heureuses ; celle de Challenger l’emporta.

— En fait de nom, dit-il, je n’en vois qu’un qui convienne à cette terre, celui de l’homme qui la découvrit et, le premier, la visita. Elle ne peut être que la terre de Maple White.

Et c’est ainsi que nous la baptisâmes, ainsi que je l’ai désignée dans ma carte, ainsi que la dénommeront, je crois, les atlas de l’avenir.

Cette Terre de Maple White, il s’agissait d’en réaliser au plus tôt la pénétration pacifique. Nous savions, pour l’avoir appris de nos yeux, que des animaux inconnus l’habitaient, et l’album de l’artiste américain nous préparait à y rencontrer des monstres plus redoutables. Qu’elle renfermât aussi des hommes, et peu disposés à nous faire bon accueil, le squelette empalé sur les bambous nous autorisait à le croire : car il ne se fût pas trouvé là si l’homme n’eût été précipité du haut de la falaise. Échoués, sans l’espoir d’en jamais sortir, dans un semblable pays, exposés à tous les dangers, nous avions mille raisons de souscrire aux mesures de prudence que son expérience conseillait à lord John ; mais comment nous attarder au bord du mystère quand nous brûlions d’y plonger, d’y tremper nos âmes ?

Ayant barricadé avec des buissons l’entrée de notre zeriba[1], nous laissâmes le camp et nos provisions sous la protection de cette enceinte. Puis, avec une lenteur circonspecte, nous nous avançâmes le long du ruisseau dont nous occupions la source, et qui nous servirait de guide pour le retour.

Nous ne fûmes pas longtemps sans prévoir des surprises. Après avoir franchi un bois épais, long de quelque cent yards, où croissaient des arbres tout nouveaux pour moi, mais que Summerlee, notre botaniste, reconnut être des conifères et des cycadées disparus depuis longtemps du monde d’où nous venions, nous entrâmes dans une région où notre ruisseau, brusquement élargi, formait un vaste marais. De grands roseaux d’un type très particulier, qui appartenaient, paraît-il, à la famille des équisétacées ou queues-de-cheval, s’y mêlaient, par touffes serrées, aux fougères arborescentes, et tous ensemble ondulaient à la brise. Tout d’un coup, lord John qui marchait le premier, s’arrêta, levant la main.

— Regardez ! dit-il. By George ! voici, j’imagine, les traces de l’ancêtre des oiseaux.

Et nous vîmes, devant nous, dans la boue molle, les empreintes d’une patte énorme à trois doigts. Un animal avait traversé l’étang et passé dans le bois. Nous nous arrêtâmes pour examiner la monstrueuse piste. Si vraiment elle était celle d’un oiseau — et quel autre animal eût laissé une pareille marque ? — le pied de cet oiseau dépassait tellement, comme dimensions, celui de l’autruche, qu’à cette échelle l’oiseau lui-même devait être gigantesque. Lord John promena les yeux autour de lui et glissa deux cartouches dans son rifle.

— J’affirme sur ma réputation de chasseur, dit-il, que ces empreintes sont toutes fraîches. Il n’y a pas dix minutes que l’animal a passé là. Tenez, dans celle-ci qui est plus profonde, l’eau suinte encore. Mais, by Jove ! voici les traces d’un petit !

En effet, des marques plus petites, de la même forme, couraient parallèlement aux grandes.

— Et ceci, qu’en faites-vous ? s’écria Summerlee, avec un accent de triomphe, en nous montrant, parmi les empreintes à trois doigts, l’empreinte à cinq doigts d’une formidable main humaine.

— Wealden ! répliqua Challenger, extatique, j’ai vu cela dans l’argile de Wealden ! C’est l’empreinte d’un animal qui marche debout sur ses pattes de derrière, lesquelles n’ont que trois doigts, et pose sur le sol, de temps à autre, une de ses pattes de devant, qui en ont cinq. Mais cet animal-là n’est pas un oiseau, mon cher Roxton, pas un oiseau !

— Quoi donc, alors ?

— Un reptile, un dinosaurien ! Seul, un dinosaurien peut laisser de pareilles traces ! Elles ont assez intrigué un brave docteur du Sussex il y a quatre-vingt-dix ans !

Mais soudain, d’une voix entrecoupée, qui s’éteignit dans un murmure :

— Ce spectacle… là… sous nos yeux !… Qui eût jamais rêvé de ce spectacle ?

Tous, nous nous arrêtâmes, stupides. En suivant les empreintes, nous avions quitté le marais, traversé un rideau de broussailles et d’arbres. Au delà s’ouvrait une

  1. C’est le nom dont on désigne, au Soudan, tout enclos de branches épineuses improvisé contre les attaques des fauves ou des hommes.