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— Je suis forcé de vous dire, monsieur, que voilà un titre contestable.

— Vraiment ?

Et Challenger salua avec une lourde ironie.

— Peut-être vous plairait-il de définir ma situation.

— Votre situation, monsieur, est celle d’un homme dont nous vérifions la parole. Nous constituons à votre égard un comité de contrôle. Vous marchez avec vos juges, monsieur.

— Alors, fit Challenger, s’asseyant sur le rebord d’un canot, vous voudrez, j’espère, trouver naturel que je vous laisse continuer votre route, et que je vous suive à mon loisir. Si je ne suis pas votre chef, n’attendez pas que je vous mène.

Grâce au ciel, il y avait encore deux hommes de sens, lord John Roxton et moi, pour empêcher que la sottise de deux savants ne nous obligeât de retourner à Londres les mains vides. Mais que de raisonnements, d’explications et de plaidoiries avant de les amener à composition ! Ils daignèrent enfin se mettre en marche, Summerlee ricanant et mordillant sa pipe, Challenger roulant et grommelant. Presque au même instant, nous nous avisâmes qu’ils nourrissaient une égale aversion contre le Dr Illingworth, d’Edimbourg Cette découverte nous sauva. Chaque fois que la situation se tendait, nous n’avions, pour la détendre, qu’à prononcer le nom du zoologiste écossais : il amenait momentanément la réconciliation dans une haine commune.

En longeant la berge à la file indienne, nous constatâmes bientôt que la rivière se rétrécissait jusqu’à n’être plus qu’un ruisseau, et que ce ruisseau finissait par se perdre dans un grand marais de mousse spongieuse, où nous enfoncions jusqu’aux genoux. Des moustiques et autres insectes volants de la pire espèce y entretenaient un grand nuage sonore. Nous eûmes donc plaisir à retrouver le sol ferme pour contourner sous bois le marais pestilentiel qui, à distance, ronflait comme un orgue.

Le surlendemain du jour où nous avions quitté nos canots, le pays changea de caractère. Nous ne cessions pas de monter, et les bois, au fur et à mesure que nous montions, perdaient de la surabondance tropicale. Les énormes arbres des plaines alluvionnaires de l’Amazone cédaient la place aux phœnix et aux cocotiers, qui croissaient par bouquets entre de maigres broussailles ; dans les creux humides, les palmiers maurities inclinaient leur gracieuse frondaison. Nous nous dirigions uniquement à la boussole. L’avis de Challenger se trouvant un jour contredit par celui de nos Indiens, nous nous accordâmes, selon le mot indigné du professeur, pour « faire prévaloir l’instinct fallacieux de ces sauvages sur l’opinion la plus autorisée de la culture européenne moderne ». Bien nous en prit, car dès le lendemain Challenger reconnaissait plusieurs jalons de son premier voyage, et nous arrivâmes à un endroit où quatre pierres noircies par le feu marquaient encore la place d’un ancien campement.

La route montait plus que jamais. Nous mîmes deux jours à franchir une pente rocheuse. La végétation avait de nouveau changé. Il ne restait plus que l’arbre à ivoire, et une profusion d’orchidées merveilleuses, parmi lesquelles j’appris à reconnaître la rare nuttonia vexillaria et les glorieuses fleurs roses et écarlates de la cattleya et de l’odonloglosse. Des ruisseaux qui gougloutaient sur des cailloux, entre des rives drapées de fougères, le long de gorges peu profondes, nous ménageaient chaque soir un beau terrain de campement au bord de quelque étang semé de roches où des quantités de petits poissons bleus, ayant à peu près la forme et la taille de la truite anglaise, nous fournissaient un souper savoureux.

Le neuvième jour de notre débarquement, nous avions fait, à mon estime, cent vingt milles environ, quand nous commençâmes à sortir d’entre les arbres, qui s’étaient peu à peu réduits à la taille de modestes arbrisseaux, pour entrer dans une immense forêt de bambous, si dense que nous devions nous y frayer un chemin avec les serpes et les machetes de nos indigènes. Il nous fallut marcher tout un jour, de sept heures du matin à huit heures du soir, pour venir à bout de cet obstacle. On n’imagine pas l’accablante monotonie d’un pareil trajet. Aux endroits les plus découverts, je pouvais voir tout juste à dix ou douze yards devant moi, et le plus souvent mon horizon avait pour limites, d’une part le veston de coutil blanc de lord Roxton, d’autre part, à la distance d’un pied, sur ma gauche comme sur ma droite, un mur jaune. Une mince lame de soleil glissait de haut entre les tiges, dont les cimes bleues se balançaient sur le bleu profond du ciel à cinquante pieds au-dessus de nos têtes. Je ne sais pas quels animaux nous dérangions, mais à plusieurs reprises nous entendîmes près de nous des