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nous eût abandonnés séance tenante plutôt que de modifier les conditions auxquelles il subordonnait son assistance.

C’est le 2 août qu’en nous séparant de l’Esméralda nous rompîmes le dernier lien qui nous attachait au monde. Il y a de cela quatre jours. Depuis, nous avons loué aux Indiens deux canots, si légèrement construits de bambous et de peaux que nous pourrons les porter pour contourner les obstacles. Nous les avons chargés de tous nos effets. Deux Indiens supplémentaires dont nous avons loué les services, et qui s’appellent Attaca et Ipétu, se trouvent, paraît-il, avoir accompagné le professeur Challenger dans son précédent voyage. Ils semblaient terrifiés à la pensée de le recommencer ; mais le chef de tribu exerce dans ce pays une autorité patriarcale ; et quand il juge un marché avantageux, l’homme engagé n’a pas voix au chapitre.

Ainsi, demain, nous disparaissons dans l’inconnu. J’envoie ces feuillets par canot. Peut-être porteront-ils notre dernière pensée à ceux que notre sort intéresse. Je vous les adresse, puisque nous en sommes convenus, mon cher Mr. Mc Ardle. Faites-y des ratures, des coupes, des modifications, usez-en avec eux comme il vous plaira : je vous les livre. L’assurance du professeur Challenger, malgré le scepticisme tenace du professeur Summerlee, me garantit qu’il saura établir le bien-fondé de ses déclarations. Nous sommes sans nul doute à la veille des événements les plus remarquables.


CHAPITRE VIII


« Sur la lisière de l’inconnu. »


Que nos amis d’Angleterre se réjouissent : nous touchons au but ; du moins nous avons déjà démontré dans une certaine mesure la vérité de ce qu’affirme Challenger. Si nous n’avons pas encore gravi le plateau, nous le voyons devant nous. Le professeur Summerlee vient déjà un peu à résipiscence. Sans admettre un instant que son rival puisse avoir raison, il s’obstine moins dans son système d’objections incessantes ; il observe et il se tait. Mais je reprends les faits où je les avais laissés. Un de nos Indiens, s’étant blessé, nous quitte : je lui confie cette lettre, non sans me demander ce qui en adviendra.

Nous étions, quand je terminai la dernière, dans le village indien où nous avait déposés l’Esméralda, et sur le point de nous mettre en route. Liquidons d’abord les mauvaises nouvelles. Je passe momentanément sur les perpétuelles chamailleries des deux professeurs, et j’arrive au premier ennui grave que nous aient donné nos gens. La scène a eu lieu ce soir : peut s’en faut qu’elle n’ait tourné au tragique. J’ai parlé de Gomez, celui de nos deux métis qui connaît si bien l’anglais : il est travailleur, plein de bonne volonté, mais affligé, je crois, d’une curiosité assez commune chez les gens de son espèce. Zambo, notre terrible nègre, qui joint à une fidélité de caniche la haine de sa race pour les demi-sang, crut le surprendre, hier soir, caché derrière la hutte dans laquelle nous discutions nos plans. Il l’empoigna, le traîna en notre présence ; mais Gomez sortit vivement son couteau, et, n’eût été la vigueur du nègre, qui le désarma d’une main, il l’eût assurément poignardé. Tout a fini par une mercuriale et par la réconciliation forcée des deux adversaires : espérons qu’ils en resteront là.

Quant aux disputes des deux savants, elles sont continuelles et âpres. Je reconnais que Challenger a la provocation facile et Summerlee la riposte acérée, ce qui aggrave les choses. La nuit dernière, Challenger déclara qu’il n’aimait pas, quand il se promenait sur les quais de la Tamise, regarder en amont, car il ne peut jamais voir sans mélancolie son terme éventuel : il tient en effet pour acquis que Westminster-Abbey lui réserve une sépulture. Summerlee, avec un sourire acerbe, répliqua qu’il croyait la prison de Millbank démolie. Challenger a une vanité trop colossale pour qu’un tel propos puisse l’atteindre. Il se contenta de sourire dans sa barbe et de dire : « Vraiment ? Vraiment ? » du ton de pitié dont on userait envers un enfant. En fait, ils sont des enfants tous les deux, l’un taquin et desséché, l’autre arrogant et formidable, mais doués chacun d’un cerveau qui les a mis au premier rang de la science moderne. Cerveau, caractère, âme… il faut avancer dans la vie pour s’apercevoir que cela fait trois choses distinctes.

Le jour du lendemain marqua vraiment dans notre expédition une date décisive. Tout notre bagage tenait sans peine dans les deux canots. Les professeurs étant, bien entendu, séparés. Personnellement, je me trouvais avec Challenger : il semblait en état de béatitude ; il se mouvait comme dans une extase silencieuse ; ses traits res-