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complet sur nous-mêmes, nous accrochâmes en passant une chaise qui bondit avec nous vers la rue. La barbe de Challenger m’emplissait la bouche ; nous étions comme enchevêtrés l’un dans l’autre ; et l’infernale chaise faisait voltiger ses jambes autour de nous. Austin, qui veillait, avait eu soin d’ouvrir à deux battants la porte du hall. Un soubresaut nous fit dégringoler le perron à la renverse. J’ai vu des acrobates dans des music-halls exécuter un tour analogue, et j’ai idée qu’il faut quelque pratique pour le réussir sans se faire mal. La chaise alla se briser en morceaux sur le pavé, cependant que Challenger et moi roulions de conserve dans le ruisseau. Il se releva, brandissant les poings, soufflant comme un asthmatique.

— Eh bien, fit-il, à bout d’haleine, vous avez votre compte ?

Mais, à mon tour, j’avais repris mon aplomb :

— Espèce de bravache ! m’écriai-je.

Nous allions, séance tenante, vider l’affaire, car il bouillait du désir de se battre, sans l’opportune intervention d’un policeman, qui mit fin à cette ridicule scène en se plantant devant nous, armé de son calepin.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? Vous n’avez pas honte ?

Première parole sensée que j’eusse entendue dans Enmore Park !

— Eh bien, m’expliquerez-vous ?… insista-t-il, se tournant vers moi.

— J’ai été, dis-je, attaqué par cet homme.

— Attaqué ?

Le professeur, haletant, se tenait coi.

— Ce n’est pas la première fois que pareille chose lui arrive !

Sévère, le policeman hocha la tête, et s’adressant à Challenger :

— Vous avez eu déjà le mois dernier une histoire semblable. Et vous venez de pocher l’œil à ce jeune homme.

Puis, revenant à moi :

— Faut-il que je l’arrête ?

Je me radoucis.

— Non, répondis-je, non certes !

— Alors, quoi ? fit le policeman.

— J’ai moi-même des torts à son égard. Je suis entré chez lui par surprise. Il m’avait loyalement prévenu.

Le policeman referma son calepin.

— N’y revenez pas ! dit-il à Challenger.

Et comme, autour de nous, un garçon boucher, une bonne, quelques badauds, commençaient de former le cercle :

— Circulez ! circulez ! ajouta-t-il.

Puis, lourdement, il se mit à descendre la rue, entraînant la petite troupe.

Le professeur me regarda ; au fond de ses yeux, quelque chose, vaguement, semblait rire.

— Entrez, je n’en ai pas fini avec vous, dit-il.

Nonobstant ce que l’invitation avait de sinistre, je le suivis dans la maison. Et, toujours raide comme une statue, Austin, derrière nous, referma la porte.



CHAPITRE IV
« La plus grande chose qui soit au monde »


Il l’avait à peine fermée que Mrs Challenger s’élançait avec fureur de la salle à manger, et, campée devant son mari, lui barrait le chemin, tel un jeune coq à un bouledogue. Je compris qu’elle m’avait vu sortir, mais non point rentrer.

— Brute que vous êtes, George ! cria-t-elle ; vous avez blessé ce beau jeune homme !

Il l’écarta du pouce.

— Le voici en parfaite santé derrière moi.

Alors, justement confuse :

— Excusez-moi, je ne vous voyais pas, dit-elle.

— Je vous assure qu’il n’y a pas de quoi vous troubler, Madame.

— Mais il vous a marqué au visage ! Oui, George, vous êtes une brute ! Pas un jour de la semaine, avec vous, qui n’ait son scandale ! Vous ne cessez pas de provoquer la dérision et la haine ! Vous avez usé ma patience. Je me sens à bout !

— Lavage de linge sale ! grommela-t-il.


RÉSUMÉ (suite)

lui est-il répondu. Ce professeur, qui a beaucoup voyagé, est un savant qui passe pour être doué de folie et de mégalomanie homicide ; il a la plus détestable réputation. Malone sollicite de lui un rendez-vous qu’il obtient en termes fort peu encourageants. Il rend visite au professeur, qui se présente à lui sous les formes d’un être hirsute et étrangement vigoureux, rappelant plus les formes du singe que celles de l’homme : seul, un front énorme dénote chez lui une intelligence exceptionnelle. La conversation déchaîne rapidement une colère terrible chez le professeur, qui s’avance d’un air menaçant vers son visiteur, en proférant des injures.