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plus haut qu’une autruche, avec un cou de vautour et une tête cruelle qui faisaient de lui un spectre ambulant. Comme Challenger grimpait pour se mettre en sûreté, un coup de bec lui coupa net le talon de sa botte. Cette fois, du moins, les armes modernes eurent le dernier mot ; l’oiseau, qui mesurait vingt pieds de la tête aux pattes, et que le professeur, haletant, mais exultant, nous donna pour un phororactus, tomba sous le rifle de lord Roxton, dans un trémoussement de plumes et de membres, au milieu desquels deux yeux jaunes luisaient d’un éclat féroce. Puissé-je vivre assez pour voir son crâne plat et difforme occuper une place parmi les trophées de l’Albany ! Enfin, je parlerai sûrement du toxodon — ce cochon d’Inde gigantesque ; haut de dix pieds et muni de dents en saillie, coupantes comme des ciseaux, — que nous tuâmes, au petit matin, tandis qu’il s’abreuvait dans le lac.

Oui, tout cela, je l’écrirai, tôt ou tard, plus à loisir. Mais, après nos journées si actives, je voudrais peindre avec tendresse ces délicieuses soirées d’été où, sous le ciel d’un bleu profond, étendus côte à côte, en camarades, dans les grandes herbes, près des bois, nous regardions, émerveillés, des oiseaux singuliers voler au-dessus de nous, des bêtes inconnues sortir de leurs terriers pour nous observer, cependant que les buissons penchaient des branches lourdes de fruits savoureux, et que de ravissantes fleurs, à l’entour, semblaient des prunelles ouvertes ; je voudrais évoquer ces nuits radieuses sur le grand lac, dont la surface se bouillonnait au plongeon de quelque monstre ou dont les profondeurs s’allumaient d’un reflet verdâtre au passage de quelque forme capricieuse entre deux eaux. Telles sont les scènes sur lesquelles j’aimerais dans l’avenir arrêter mon esprit et ma plume.

Mais, demanderez-vous, pour avoir tant de souvenirs, vous vous attardiez donc, vos camarades et vous, à tout autre chose qu’à chercher jour et nuit les moyens de redescendre ? Non, répondrai-je, il n’était pas un de nous qui n’y songeât sans cesse, mais en vain. Nous avions tout de suite découvert un fait : les Indiens ne nous aideraient pas. À tous autres égards ils se montraient nos amis, je dirai presque nos esclaves : mais recourions-nous à eux soit pour trouver un madrier qui nous servît de pont sur l’abîme, soit pour nous fournir des lanières de cuir ou des lianes dont nous aurions fait des cordes, nous ne rencontrions de leur part qu’un refus gentil mais tenace. Ils souriaient, clignaient de l’œil, hochaient la tête, et c’était tout. Le vieux chef nous opposait une obstination pareille ; seul, Maretos, le jeune homme, que nous avions sauvé, nous regardait pensivement et nous faisait entendre par ses gestes combien nous le chagrinions. Depuis le triomphe décisif sur les hommes-singes, les Indiens nous tenaient pour des sur-hommes qui portaient la victoire dans des tubes, et ils voyaient dans notre présence parmi eux le gage assuré de la bonne fortune. Une épouse rouge et une caverne, voilà ce qu’ils nous offraient si nous consentions à oublier notre pays pour demeurer à tout jamais leurs hôtes. Au surplus, nous n’avions qu’à nous louer d’eux : mais nous sentions la nécessité de garder pour nous nos plans de descente, car nous pouvions redouter qu’au dernier moment ils ne cherchassent à nous retenir par la force.

Au mépris des dinosauriens — qui ne sont guère dangereux le jour, ayant surtout, comme je l’ai dit, des habitudes nocturnes, — je suis allé deux fois, ces deux dernières semaines, jusqu’à notre ancien camp, voir notre nègre, qui continuait de monter sa faction au pied de la falaise. Mes yeux fouillèrent avidement la plaine, cherchant au loin l’espoir du secours que nous avions imploré ; mais les longs espaces jonchés de cactus s’étendaient, nus et vides, jusqu’à la ligne des bambous sur l’horizon.

— Cela ne peut plus tarder, Monsieur Malone. Avant qu’une autre semaine se passe, l’Indien reviendra, et il apportera des cordes pour votre descente.

Ainsi le brave Zambo me donnait courage.

Je m’en revenais de cette petite expédition après une nuit d’absence et je suivais ma route accoutumée quand, en arrivant à une mille environ du marais des ptérodactyles, je vis quelque chose d’extraordinaire. Un homme s’avançait, protégé, de la tête aux pieds, par une sorte de carcasse ou de cage en roseaux posée sur lui comme une cloche. Mon étonnement s’accrut lorsqu’en m’approchant je reconnus lord Roxton. Il me vit, se glissa hors de sa cage, vint à moi, et bien qu’il affectât de rire, il semblait un peu confus.

— Eh ! jeune homme, dit-il, comment aurais-je pu croire que j’allais vous rencontrer par ici ?

— Que diable faites-vous ? demandai-je.