Page:Doyle - Le Monde perdu.djvu/123

Cette page a été validée par deux contributeurs.

les irisations curieuses de celles des poissons, et tous les tons de l’arc-en-ciel y jouaient au soleil.

Mais nous n’avions pas le loisir de les contempler, car déjà ils avaient rattrapé les fugitifs, dont ils faisaient un atroce carnage. Ils tombaient sur eux de tout leur poids, et quand ils en avaient écrasé un ils passaient à un autre. En vain, les malheureux Indiens, qui jetaient des cris de terreur, essayaient de se soustraire par la fuite à l’implacable agilité des monstres : il n’en restait plus debout qu’une demi-douzaine au moment où lord Roxton et moi arrivâmes à leur secours. D’ailleurs, notre intervention n’eut guère pour résultat que de nous exposer au même péril. Nous ouvrîmes à deux cents yards un feu répété qui vida nos magasins, mais des boulettes de papier eussent été aussi efficaces que nos balles. Ces êtres de nature reptilienne bravaient les blessures ; l’absence chez eux de centres nerveux, la diffusion des sources de la vie au long de la moelle épinière les rendaient invulnérables aux armes modernes. Le plus que nous pouvions faire, c’était de retarder leur marche en détournant leur attention par les éclairs et le bruit de la fusillade, afin de donner aux indigènes, et de nous donner à nous-mêmes, le temps de gagner les escaliers en haut desquels nous n’avions plus rien à craindre. Mais là où faisait chou blanc la balle conique explosive du xxe siècle, nous allions voir réussir la flèche empoisonnée du natif, trempée dans le jus de strophante et plongée ensuite dans de la charogne. Une pareille arme serait de peu d’utilité pour l’attaque de la bête ; car le poison circulait avec trop de lenteur dans ses veines, pour qu’avant de succomber elle n’eût pas amplement le moyen et le temps d’écraser l’homme. Mais comme les deux monstres nous pourchassaient jusqu’au pied des escaliers, une grêle de dards s’abattit sur eux, en sifflant, de toutes les crevasses de la falaise. Ils en furent, au bout d’une minute, hérissés, sans en manifester d’abord aucune gêne. Griffant, bavant, ils s’acharnaient, dans une rage impuissante, à vouloir gravir les marches, et, quand ils en avaient péniblement monté quelques-unes, ils glissaient et roulaient sur le sol. À la fin, le poison opéra. Un des deux fit entendre un sourd grognement, et tomba, comme entraîné par son énorme tête plate. L’autre se mit à bondir, à pousser des gémissements aigus, en décrivant un cercle excentrique ; puis, il s’écroula, et nous le vîmes un instant se tordre avant de se raidir et de s’immobiliser. Alors dans la joie folle d’une victoire qui les débarrassait d’ennemis dangereux, les Indiens s’élancèrent en foule des cavernes pour venir danser une ronde frénétique autour des cadavres. Pendant la nuit, ils les dépecèrent et les éloignèrent, non pour les manger, car le poison était encore actif, mais par crainte de la pestilence. Cependant les cœurs des deux reptiles, larges comme des coussins, continuaient de battre ; animés d’une horrible vie, indépendante, ils s’élevaient et s’abaissaient, d’un mouvement doux et rythmique ; ils ne s’arrêtèrent que le troisième jour.

Plus tard, quand j’aurai mieux qu’une caisse de conserves en guise de pupitre, quand j’aurai mieux, pour écrire, qu’un chicot de crayon et les derniers feuillets d’un méchant carnet, je parlerai en détail des Indiens Accala, de notre vie parmi eux, de toutes les visions plus ou moins rapides que nous offrit la Terre de Maple White. Je sais que la mémoire ne me faillira pas : aussi longtemps que je respirerai, il n’y aura pas une heure, pas un geste de cette période qui ne garderont dans mon souvenir la clarté, la netteté des événements de la prime enfance. Nulles impressions nouvelles n’en sauraient effacer d’aussi profondes. Le moment venu, je dirai cette admirable nuit de lune sur le lac où un jeune ichthyosaure, — étrange créature, moitié phoque, moitié poisson, avec deux yeux recouverts d’un os aux deux côtés du museau et un troisième œil au sommet de la tête, – se débattait dans le filet d’un Indien, au point qu’il fit presque chavirer le canot dans lequel nous le remorquions ; cette nuit où un serpent d’eau, à la robe verte, jaillit du milieu des joncs et emporta dans ses replis le timonier du canot de Challenger. Je dirai encore cette grande chose, blanche et nocturne — était-ce ou non un reptile ? nous l’ignorons, — qui vivait dans un marais immonde, à l’est du lac, et voletait à l’entour, en produisant une légère clarté phosphorescente. Les Indiens, terrifiés, refusaient d’en approcher. Nous l’aperçûmes au cours de deux expéditions, sans pouvoir parvenir jusqu’à elle à travers le marais ; elle semblait plus grosse qu’une vache et elle exhalait une bizarre odeur de musc. Je dirai aussi cet oiseau qui poursuivit un jour Challenger jusque dans les rocs où il cherchait asile : un oiseau coureur, de taille colossale, beaucoup