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nous occupions. Elle était à plusieurs milles quand nous l’aperçûmes ; mais elle avançait avec une extrême vitesse et fut bientôt si près de nous que les rameurs purent nous distinguer individuellement. Aussitôt, il se produisit parmi eux une explosion d’allégresse ; nous les vîmes se lever de leurs sièges, brandir follement leurs pagaies et leurs lances ; après quoi, se mettant de nouveau à ramer, ils amenèrent leurs canots jusqu’à terre, les échouèrent sur le sable, et coururent se prosterner, avec des transports et des éclats, devant le jeune chef. Enfin, l’un d’entre eux, homme d’un grand âge, qui avait un collier et un bracelet faits de grosses boules de verre, et qui portait aux épaules la peau d’un bel animal couleur d’ambre pommelé, s’élança et prit tendrement dans ses bras le jeune homme que nous avions sauvé ; puis, nous ayant regardés, il lui posa quelques questions, vint à nous d’un air digne et nous embrassa tour à tour ; et là-dessus, toute la tribu, à son commandement, se coucha sur le sol pour nous rendre hommage. Personnellement, ces marques d’adoration m’intimidaient et me gênaient ; je lisais sur les visages de lord John et de Summerlee des impressions analogues : mais Challenger s’épanouissait comme une fleur au soleil.

— Possible que ce soient des êtres primitifs, dit-il, en caressant sa barbe ; mais leur attitude en présence de créatures supérieures servirait d’exemple à beaucoup d’Européens plus avancés. Quelle étrange chose que l’instinctive correction du sauvage !

Ces gens-là avaient certainement pris le sentier de la guerre ; car ils portaient tous leur lance – un long bambou terminé par un os, – leur arc, leurs flèches ; et une espèce de massue ou de hache de combat pendait à leur ceinture. Les regards de sombre colère qu’ils jetaient du côté des bois, le mot « Doda » qu’ils répétaient sans cesse, tout nous prouvait qu’ils étaient en route pour sauver ou venger celui qu’à présent nous pouvions considérer comme le fils de leur vieux chef. Accroupie en rond, la tribu tint un conseil auquel nous assistâmes, assis sur une dalle de basalte. Deux ou trois des guerriers prirent la parole. Finalement, notre jeune ami prononça une harangue enflammée, et l’éloquence de ses traits, de ses gestes, nous la rendaient aussi intelligible que si nous avions saisi les mots eux-mêmes.

— À quoi bon, disait-il, nous en retourner ? Il faut que tôt ou tard l’œuvre s’accomplisse. Peu importe si je reviens sauf. On a massacré nos camarades. Nulle sécurité n’existe pour nous. Nous voici rassemblés et prêts.

Alors, nous désignant :

— Ces hommes étranges sont nos amis. Ils ordonnent (son doigt montrait le ciel) à l’éclair et à la foudre. Quand retrouverons-nous pareille chance ? Marchons. Mourons dès maintenant, ou assurons l’avenir. Comment, si nous rebroussions chemin, nous représenterions-nous sans honte devant nos femmes ?

Les petits guerriers rouges buvaient les paroles de l’orateur. Quand il eut terminé, ils éclatèrent en applaudissements, brandirent leurs armes grossières. Le vieux chef s’avança, et, la main tendue vers les bois, nous posa une question. Lord John lui fit signe d’attendre la réponse ; puis, se tournant vers nous :

— Décidez, dit-il, ce que vous voulez faire. Pour ma part, j’ai un petit compte à régler avec ces messieurs singes ; et s’il en résulte que nous les balayions de la surface de la terre, je ne crois pas que la terre ait sujet de s’en affliger. Je me joins donc à nos petits camarades rouges. J’ai l’intention de les voir au travail. Que dites-vous, jeune homme ?

— Que je viens aussi, bien entendu.

— Vous, Challenger ?

— Que je vous accompagne.

— Et vous, Summerlee ?

— Qu’il me semble que nous perdons de vue l’objet de notre voyage, lord John. Quand je quittai ma chaire de Londres, je ne songeais guère, je vous l’avoue, que c’était pour conduire un raid de sauvages contre une colonie de singes anthropoïdes.

— Voilà bien à quelles basses fonctions nous descendons ! fit lord John en souriant. Mais notre parti est pris. Prenez le vôtre.

— Je continue, s’obstina Summerlee, à trouver votre décision fort déraisonnable. D’ailleurs, si vous vous en allez tous, je ne vois pas comment je resterais.

— Cela règle tout ! dit lord John.

Et se tournant vers le chef, il lui signifia notre assentiment d’un geste de la tête accompagné d’une tape sur son rifle. Le vieillard nous pressa les mains ; ses hommes nous acclamèrent. Comme il se faisait trop tard pour marcher, les Indiens organisèrent une façon de bivouac. Tandis que le plus grand nombre allumaient des feux, certains, qui avaient un instant disparu dans la brousse, reparurent, poussant