Page:Doyle - Le Monde perdu.djvu/105

Cette page a été validée par deux contributeurs.

mon épuisement ne m’en laissait pas la force. Je grimpai sur une grosse branche du gingko, mais ce perchoir, à cause de sa rondeur, ne m’offrait qu’une sécurité relative : je n’aurais qu’à m’assoupir pour tomber et me casser le cou. Je redescendis à terre. Enfin, réflexion faite, je fermai la porte de la « zériba », j’allumai trois feux représentant les trois sommets d’un triangle ; puis, ayant soupé de bon cœur, je m’endormis profondément.

Un réveil imprévu m’attendait. Comme le jour commençait de poindre, une main se posa sur mon bras. Je me dressai, vibrant de tous mes nerfs et cherchant un rifle. Un cri de joie m’échappa quand, sous la lumière grise, je vis lord Roxton agenouillé à mon côté.

C’était lui… sans être lui. Je l’avais laissé calme, correct, tiré à quatre épingles ; maintenant, pâle, les yeux hagards, il soufflait péniblement, comme après une course longue et rapide ; des écorchures sanglantes zébraient son maigre visage ; ses vêtements s’en allaient en loques ; il n’avait plus de chapeau. Je le regardai avec stupeur ; mais il ne me donna pas le temps de l’interroger ; et tout en fourrageant dans nos provisions :

— Vite, jeune homme, cria-t-il, vite ! Chaque minute compte. Prenez les rifles… les deux que voilà, j’ai les deux autres. Et tout ce que vous pourrez emporter de cartouches. Remplissez-en vos poches. À présent, des vivres. Une demi-douzaine de boîtes de conserves, cela suffira. Parfait ! Ne perdons pas de temps en paroles. Filons, ou nous sommes perdus !

Encore à demi éveillé, fort en peine de concevoir ce que cela voulait dire, je me trouvai détalant comme un fou dans les bois, un rifle sur chaque bras, et, dans chaque main, une pile de provisions diverses. Par mille tours et détours au plus épais du bois, lord John atteignit un hallier où, sans souci des épines, il se jeta, m’entraînant avec lui.

— Là ! fit-il, je ne crois pas qu’ils viennent nous y rejoindre. Ils se dirigeront vers le camp. Ce sera leur première idée.

— De quoi s’agit-il ? demandai-je, quand j’eus repris haleine. Que sont devenus les professeurs ? Et qui donc est après nous ?

— Les hommes-singes ! dit-il. Bon Dieu ! quelles brutes ! N’élevez pas la voix, car ils ont de longues oreilles. Et aussi des yeux perçants. Ce qu’ils n’ont pas, autant que j’ai pu m’en rendre compte, c’est le flair, et je doute qu’ils nous éventent. Mais vous-même, où étiez-vous, jeune homme ? Vous avez eu de la veine d’échapper à tout ceci.

Je lui dis, ou, plutôt, je lui chuchotai brièvement mes aventures.

— Mauvais ! fit-il, quand il sut l’histoire du dinosaurien et de la fosse. Ce plateau n’est pas le lieu rêvé pour une cure de repos ; mais je n’avais aucune idée de ce qu’il tient en réserve jusqu’au moment où ces diables s’emparèrent de nous. Les Papous anthropophages entre les mains de qui je tombai un jour sont, auprès d’eux, des parangons de belles manières.

— Enfin, que s’est-il passé ? demandai-je.

— C’était le matin, de fort bonne heure. Nos savants amis se levaient. Ils n’avaient pas encore eu le temps de se disputer. Et voilà qu’il se met à pleuvoir des singes. Ils pleuvaient dru, comme des pommes d’un arbre. Ils avaient dû s’assembler dans la nuit, je suppose, aussi nombreux qu’en pouvait porter le gingko par-dessus nous. J’en tirai un dans le ventre ; mais avant même de savoir ce qui nous arrivait, nous nous trouvâmes tous couchés sur le sol, à la renverse. Je les appelle des singes ; mais ils tenaient des bâtons et des pierres, ils baragouinaient entre eux, et ils nous ligotèrent avec des lianes, ce qui dénote des animaux très supérieurs à tous ceux que j’ai jamais connus dans mes voyages. Des hommes-singes, des missing-links, voilà ce qu’ils sont ; et plût au ciel que ces « chaînons-manquants » eussent continué de manquer ! Ils emportèrent leur camarade blessé, qui saignait comme un porc, puis ils s’assirent autour de nous ; et si jamais je vis une expression de meurtre, ce fut sur leurs visages. Ils étaient grands, grands comme des hommes, un peu plus forts ; ils avaient, sous des touffes de sourcils rouges, de curieuses prunelles vitreuses et grises ; et leur regard nous dévorait, nous dévorait. Challenger lui-même, qui n’a rien d’une poule mouillée, en ressentait une certaine gêne. Il résistait, d’ailleurs, hurlait, et faisait pour se relever des efforts héroïques. La soudaineté de l’événement lui avait, je crois, un peu brouillé la cervelle, car il rageait et sacrait comme un dément. Il aurait eu devant lui toute une rangée de journalistes qu’il n’eût pas vomi de pires invectives.

— Mais ensuite ?… proférai-je, entraîné malgré moi par l’intérêt du drame que lord John me contait dans l’oreille, cependant que ses yeux actifs surveillaient