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dans l’Inde. Moi, du moins, je gardais intacts mon cerveau et mes nerfs ; et je ressentais quelque peu cet agréable frisson de l’attente qu’éprouve le chasseur en prenant position à l’endroit fréquenté par son gibier, quand je refermai derrière moi la porte du laboratoire et que, m’étant dévêtu à demi, je m’étendis sur le canapé, enveloppé dans une couverture de grosse laine.

L’atmosphère qui régnait autour de moi n’était pas précisément celle d’une chambre à coucher. Des odeurs chimiques, entre lesquelles dominait celle de l’alcool de méthyle, alourdissaient l’air. La décoration de la pièce n’avait, elle non plus, rien de sédatif : devant mes yeux s’allongeait l’abominable rangée de bocaux, avec leurs reliques de souffrance et de mort. Par la fenêtre sans persiennes, une lune à son troisième quartier coulait sa clarté blanche, et sur le mur d’en face s’inscrivait un carré d’argent à filigrane de treillis. Ma lumière éteinte, cet unique pan de lumière au milieu de l’obscurité générale prenait un aspect troublant et fantastique. Le silence planait sur la maison, en sorte que les menues palpitations des branches dans le jardin m’arrivaient, douces et apaisantes. Fut-ce le bercement hypnotique de ce murmure ou le simple effet d’un jour de fatigue ? Mais, après m’être assoupi plusieurs fois, et plusieurs fois ressaisi au prix de bien des efforts, je tombai à la fin dans un sommeil sans rêves.

Un bruit dans la chambre m’éveilla. Instantanément, je me soulevai sur un coude. Des heures avaient passé, car le carré de lumière, glissé obliquement vers le bas, atteignait maintenant le pied de mon lit. Le reste de la pièce demeurait dans l’ombre. D’abord, je ne vis rien ; puis, très vite, mes yeux s’habituant aux ténèbres, je constatai, sans que ma préoccupation scientifique me défendît entièrement d’un frisson, que quelque chose se mouvait lentement au ras du mur. Un bruit amorti et traînant, comme celui de chaussons feutrés, me venait aux oreilles ; et je distinguai, obscure et furtive, une forme humaine qui arrivait de la porte. En émergeant dans la zone lumineuse, elle précisa son détail et ses gestes. Je vis un homme court et trapu, vêtu d’une sorte de robe gris foncé qui lui tombait droit des épaules aux chevilles. La lune éclairait un côté de son visage. Il était brun, d’un brun chocolat, avec une touffe de cheveux derrière la tête, comme une femme. S’avançant à petits pas, les yeux levés sur la ligne de bocaux où étaient contenus tous ces horribles débris d’humanité, il examinait avec attention chaque bocal et passait ensuite à un autre. Quand il fut au bout de la rangée, devant mon lit, il s’arrêta, me fit face, leva les mains dans un geste tragique, et disparut. J’ai dit qu’il leva les mains, j’aurais dû dire les bras ; car lorsqu’il prit cette attitude de désespoir j’observai chez lui une particularité curieuse : il n’avait qu’une main ! Les manches ayant glissé le long des bras qui les secouaient, j’aperçus nettement la main gauche ; mais le bras droit finissait en un moignon difforme. Au surplus, l’homme avait un air si naturel, je l’avais tout à la fois si bien vu et si bien entendu, que je l’aurais cru sans peine un domestique hindou de sir Dominick, venu prendre un objet dans la chambre. Il fallut sa subite disparition pour me suggérer une lugubre hypothèse. Toujours il y a que je m’élançai de mon lit, allumai une bougie, inspectai minutieusement la pièce. Mais je n’y découvris nulles traces de mon visiteur, ce qui me força de conclure que son apparition sortait des lois naturelles. Je me tins éveillé tout le reste de la nuit, sans que rien d’autre vînt d’ailleurs me déranger.

je le trouvai pelotonné
près de son feu. (p.6.)