place occupée par l’établissement commercial de MM. Armitage et Wilson.
Sitôt franchi le petit bois, je découvris l’établissement. C’était une longue bâtisse basse, blanchie à la chaux, dont une véranda profonde bordait la façade, et que des tonneaux d’huile de palme étagés en pile flanquaient de chaque côté. Une rangée de traînières et de canots s’alignait le long de la plage et une petite jetée s’avançait dans le fleuve. Deux hommes en vêtements blancs ceinturés de rouge m’attendaient au bout de la jetée pour me recevoir. L’un était un fort gaillard corpulent, à barbe grise. L’autre, grand et mince, avait un long visage pâle à demi caché sous un ample chapeau en forme de champignon.
« Très heureux de vous voir, dit ce dernier cordialement. Je suis Walker, l’agent de MM. Armitage et Wilson. Permettez-moi de vous présenter le Dr Séverall, de la même maison. Nous n’avons pas souvent l’occasion de voir un yacht particulier dans nos parages.
— Celui-ci est le Gamecock, annonçai-je. J’en suis le propriétaire et le capitaine, Mr. Meldrum.
— Explorateur ?
— Lépidoptériste… autrement dit chasseur de papillons. Je viens de faire la côte ouest depuis le Sénégal.
— Bonne chasse ? s’enquit le docteur, tournant vers moi, lentement, un œil pailleté de jaune.
— Quarante boîtes pleines. Nous sommes ici pour faire de l’eau et voir si vous n’avez rien qui m’intéresse. »
Ces présentations et explications avaient donné à mes jeunes Krous le temps d’amarrer le canot. Alors, je descendis la jetée, escorté de mes deux nouveaux amis, assailli de questions par l’un et par l’autre, car ils n’avaient pas vu un blanc depuis des mois.
« Ce que nous faisons ? dit le docteur, lorsqu’à mon tour je l’interrogeai. Nos affaires nous prennent beaucoup de temps. Quand nous avons du loisir, nous causons politique.
— Oui. Par faveur spéciale de la Providence, Séverall est un radical fieffé, tandis que moi je suis un brave et incorrigible unioniste. Ce qui fait que chaque matin nous discutons du Home Rule pendant deux heures.
— Et nous buvons des cocktails à la quinine. Pour l’instant, nous sommes, lui et moi, à saturation ; mais l’an dernier nous avions 103 de température normale. L’estuaire de l’Ogoué ne deviendra jamais une station sanitaire. »
Il n’y a rien de plus élégant que la façon dont les hommes ainsi placés à l’avant-garde de la civilisation expriment, des tristesses même de leur sort, une âpre gaîté, et opposent aux fortunes diverses de la vie un courage qui sait rire. Partout depuis Sierra-Leone je retrouvais le même climat paludéen, les mêmes petites communautés désolées par la fièvre, et les mêmes mauvaises plaisanteries. Il y a quelque chose de presque divin dans cette faculté donnée à l’homme de dominer les conditions de l’existence et de faire servir son esprit à narguer les misères de son corps.
« Le dîner sera prêt d’ici une demi-heure, capitaine Meldrum, m’annonça le docteur. Walker va s’en occuper : c’est lui qui exerce cette semaine l’emploi de gouvernante. En attendant, si vous voulez, faisons un tour ; je vous montrerai quelques points de l’île. »
Déjà le soleil avait décliné derrière la ligne des palmiers, et la grande voûte du ciel au-dessus de nos têtes semblait l’intérieur d’une immense coquille aux teintes délicatement rosées et irisées. Quiconque n’a pas vécu dans un de ces pays où rien que le poids et la chaleur d’une serviette sur les genoux deviennent intolérables, ne s’imagine pas la délicieuse impression de soulagement que produit la fraîcheur du soir.
« La situation de ce pays a quelque chose de romanesque, me dit le docteur, répondant à une remarque sur la monotonie de leur existence. Nous vivons ici aux confins du grand inconnu. Là-haut, — et son doigt se pointait vers le nord-est, — Du Chaillu a visité l’intérieur et découvert le gorille ; c’est le Gabon, pays des grands singes. De ce côté, — et il montrait le sud-est, — on n’a pas pénétré bien loin. Le pays arrosé par ce fleuve est pratiquement inconnu des Européens. Tous les troncs d’arbres qui passent devant nous, entraînés par le courant, viennent d’une contrée mystérieuse. J’ai souvent regretté mon insuffisance de botaniste en voyant les curieuses orchidées et les plantes bizarres rejetées à l’extrémité est de l’île. »