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bel et bien du cambriolage, et je l’ai payé de mes trois ans. Je reconnais le cambriolage ; mais quant au meurtre, qui fait aujourd’hui de moi un condamné à vie – et avec un autre juge que Sir James j’y allais peut-être de la corde, – j’affirme n’être pour rien là dedans et proteste de mon innocence. J’en viens à la nuit du 14 septembre. Je vous dirai très exactement ce qui arriva.

« J’avais passé l’été à Bristol, en quête de travail. Je crus savoir que j’en trouverais à Portsmouth, car je suis bon mécanicien ; et je me mis en route à travers le sud de l’Angleterre, m’occupant sur mon chemin à mille bricoles. J’essayai de tout pour me tirer honnêtement d’affaire, car je venais de passer un an dans la prison d’Exeter et ne me souciais plus de loger chez la reine. Mais on a du mal à s’employer quand le nom qu’on porte n’est pas sans tache ; et tout ce que je pus faire, ce fut de vivre. Enfin, après avoir pendant dix jours coupé du bois et cassé des cailloux pour un salaire de famine, j’arrivai près de Salisbury avec une couple de shillings dans la poche, et n’ayant plus ni souliers ni patience. Il y a, sur la route, entre Blandford et Salisbury, un cabaret qu’on appelle « Le Bon Vouloir ». J’y louai un lit pour la nuit. J’étais assis dans la salle, tout seul, à l’heure de la fermeture, quand le cabaretier, un nommé Allen, s’approcha de moi, et se mit à dévider son écheveau sur les gens du voisinage. C’était un homme qui aimait bavarder ; si bien que, sur son invitation, je restai avec lui à fumer en buvant un broc d’ale. Et je ne pris pas grand intérêt à ce qu’il disait, jusqu’au moment où, le diable s’en mêlant, il vint à parler des trésors de Mannering Hall.

« Vous voulez dire la grande maison sur la droite avant d’entrer au village ? demandai-je. Celle avec un parc ?

— Précisément. La maison blanche avec des piliers, sur la route de Blandford. »

Je l’avais remarquée en passant, et il m’était venu à l’esprit, comme ça, qu’on pouvait facilement s’y introduire. J’avais écarté cette idée, mais voilà qu’à présent l’aubergiste m’y ramenait avec son énumération des richesses.

« Le maître du lieu, dit-il, était déjà un grigou en son jeune temps. Vous pensez s’il l’est à son âge ! N’empêche qu’il a eu quelque agrément avec sa fortune.

— Quel agrément s’il ne la dépense pas ? demandai-je.

— Eh bien, mais il s’est payé la plus jolie femme d’Angleterre ! C’est au moins cela, comme agrément. Elle pensait avoir la disposition de l’argent, elle fait aujourd’hui la différence.

— Et qu’est-ce qu’elle était ? dis-je, manière de dire quelque chose.

— Rien du tout quand le vieux lord en fit sa lady Elle arrivait de Londres. Des gens prétendaient qu’il l’avait prise au théâtre. Personne ne savait. Le vieux était resté dehors tout un an. À son retour, il amenait une jeune femme. Elle est toujours là. Stephens, le maître d’hôtel, me raconta une fois qu’elle égayait toute la maison dans les premiers temps de son arrivée ; mais les façons mesquines et blessantes de son mari, la solitude où il la confine, car il déteste voir un visiteur, l’amertume de ses paroles, car sa langue est un aiguillon de guêpe, ont fait que la vie s’est retirée d’elle, et qu’elle est devenue une pâle et silencieuse créature qu’on voit errer tristement dans les sentiers de la campagne. Certains prétendent qu’elle aimait un autre homme, mais que les trésors du vieux lord la rendirent infidèle, et qu’à présent elle se dévore le cœur pour avoir perdu l’un sans bénéfice auprès de l’autre. Car avec toute la fortune de son mari elle pourrait bien passer pour la personne la plus pauvre de la paroisse. »

L’aubergiste me disait ces choses, et beaucoup de pareilles ; mais je les oubliais aussitôt dites, car elles ne me touchaient pas. La seule chose qui m’occupât, c’était de savoir sous quelle forme lord Mannering gardait ses richesses. Les titres de propriété ou de rente ne sont que des papiers, et il y a plus de danger que de profit à les prendre. Mais le métal et les bijoux valent le risque. Et alors, comme s’il répondait à mes pensées, l’aubergiste se mit à m’entretenir de la grande collection de médailles d’or réunie par lord Mannering. Elle était la plus précieuse du monde ; à telles enseignes que, si l’on mettait dans un sac toutes les médailles, l’homme le plus fort de la paroisse n’arriverait pas, disait-on, à soulever le sac. Là-dessus,