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Je suis matinal d’ordinaire. Mon oncle le fut davantage : car je le trouvai qui arpentait la pelouse à côté de la maison. Dans sa hâte, il se mit à courir vers moi sitôt qu’il m’aperçut à la porte.

« Eh bien ? eh bien ? s’écria-t-il, l’avez-vous vu ?

— Un Hindou, avec une seule main ?

— Précisément.

— Oui, je l’ai vu. »

Et je racontai ce qui était arrivé. Quand j’eus fini, il me conduisit dans son cabinet.

« Nous avons un peu de temps avant le déjeuner, dit-il. C’est plus qu’il ne faut pour que je vous donne l’explication de cette extraordinaire affaire, autant du moins que je puisse expliquer l’inexplicable. Et d’abord, quand je vous aurai dit que depuis quatre ans je n’ai pas encore passé une nuit, soit à Bombay, soit en mer, soit en Angleterre, sans être tourmenté par cet individu, vous comprendrez que je ne sois plus que l’ombre de moi-même. Son programme ne varie pas. Il se dresse à mon chevet, me secoue rudement par l’épaule, passe de ma chambre dans le laboratoire, se promène lentement le long de ma rangée de bocaux, et disparaît. Voilà plus de mille fois qu’il renouvelle ce manège.

— Et que veut-il ?

— Il veut sa main.

— Sa main ?

Oui. Voici la chose. Je fus, il y a dix ans, appelé en consultation à Peshawar. Durant mon séjour dans cette ville, l’on me pria d’examiner la main d’un indigène qui passait avec une caravane afghane. Mon homme appartenait à une tribu montagnarde établie dans une région reculée, quelque part de l’autre côté du Kafiristan. Il parlait un pushtoo bâtard : ce fut tout ce que j’en pus comprendre. Il souffrait d’une tumeur sarcomateuse molle à l’une des articulations métacarpiennes, et je dus lui faire entendre qu’il ne sauverait sa vie qu’en sacrifiant sa main. Après bien des discours, il consentit à l’opération et, quand elle fut faite, il me demanda le prix de ma peine. Le pauvre garçon était presque un mendiant, en sorte que l’idée d’une rétribution était absurde ; je lui répondis en plaisantant que je me paierais avec sa main, et que je me proposais de l’ajouter à ma collection pathologique.

« À ma grande surprise, il hésita beaucoup. Il m’expliqua que d’après sa religion il importait au plus haut point que le corps fût au complet après la mort, de façon à constituer une demeure parfaite pour l’âme : antique croyance et de laquelle procédèrent les momies égyptiennes. Je voulus savoir comment il entendait conserver la main dont je l’avais amputé. Il me répondit qu’il la mettrait dans du sel et l’emporterait avec lui. Je lui fis remarquer que sans doute elle serait plus en sûreté sous ma garde que sous la sienne, et que j’avais, pour la conserver, de meilleurs moyens que le sel.

Se rendant compte qu’en effet j’avais l’intention de la garder avec soin, il se laissa convaincre.

« Mais souvenez-vous, Sahib, me dit-il, que je désire rentrer en possession de ma main après ma mort. »

Je me mis à rire et le marché fut conclu. Je retournai à mes affaires : lui, par la suite, dut reprendre le chemin de l’Afghanistan.

« Sur ces entrefaites, comme je vous le disais hier soir, un grave incendie se déclara dans ma maison de Bombay, qui fut à moitié détruite. Bien des choses, et notamment la plus grande partie de ma collection pathologique, périrent dans les flammes. Vous voyez ce que j’en ai sauvé. La main du montagnard disparut avec le reste ; mais je n’y attachai pas dans le temps une importance spéciale. Il y a de cela six ans.

« Or, voici quatre ans — deux ans après l’incendie — je fus tiré de mon sommeil, une nuit, par de furieuses secousses imprimées à ma manche. Je me dressai sur mon séant, persuadé que mon mastiff favori cherchait à m’éveiller. Et j’aperçus non pas mon chien, mais mon patient indigène de naguère, vêtu de la longue robe grise où l’on reconnaît ses compatriotes. Il dressait dans l’air son moignon et me regardait d’un air de reproche. Puis il alla vers mes bocaux, que je gardais dans ma chambre, et les examina attentivement ; après quoi il fit un geste de colère et disparut. Je compris qu’il était mort récemment et venait me rappeler ma promesse.

« Docteur Hardacre, vous voilà au courant. Chaque nuit, à la même heure, depuis quatre ans, le même jeu se renouvelle ; c’est une chose très simple en soi, mais qui m’a usé comme la goutte d’eau