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part de mes camarades. Ma physionomie vous est inconnue, messieurs, mais j’ose croire que mon nom éveillera chez vous le respect qui lui est dû. Je suis Gustave Berger, l’agent d’Angleterre, chargé d’apporter les lettres du grand commissaire à ses frères bien-aimés de Solteff.

Si l’une de leurs bombes avait éclaté au milieu d’eux, la surprise des anarchistes n’aurait, certes, pas été plus grande. Tous les yeux se fixèrent alternativement sur moi et sur le nouveau venu.

— Si vous êtes véritablement Gustave Berger, s’écria Petrokine, quel est donc cet homme ?

— Si je suis Gustave Berger ? Vous l’allez voir tout de suite par ces lettres de crédit qui en font foi ; quant à cet homme, j’ignore qui il peut être ; mais s’il est avéré qu’il se soit introduit ici au moyen d’un subterfuge quelconque, il est bien évident qu’il ne faudra pas le laisser colporter ailleurs ce qu’il a pu apprendre dans cette maison. Parlez, monsieur, ajouta-t-il en s’adressant à moi. Qui êtes-vous, et quel est votre nom ?

Je compris que le moment d’agir était venu. J’avais mon revolver dans la poche de derrière de mon pantalon ; mais à quoi me servirait-il contre tant d’hommes résolus à tout ? Néanmoins, je crispai mes doigts sur la crosse, comme un homme qui se noie se cramponne à un fétu de paille, et je m’efforçai de rester aussi calme que possible pour affronter les regards froidement vindicatifs rivés sur moi.

— Messieurs, expliquai-je, c’est tout à fait indépendamment de ma volonté que j’ai joué le rôle que vous m’avez vu jouer, ici, ce soir. Détrompez-vous, je ne suis pas un espion de la police, comme vous paraissez le soupçonner ; par contre, je n’ai pas non plus l’honneur d’appartenir à votre association. Je ne suis qu’un inoffensif négociant en blé, qui, par suite d’une méprise extraordinaire, s’est vu tout à coup placé dans cette situation désagréable et embarrassante.

Je m’arrêtai un instant pour écouter. Était-ce une illusion, ou bien n’entendait-on pas, en bas, dans la rue, un bruit particulier — celui de pas nombreux s’avançant avec précaution ? Non, j’avais dû me tromper. Ce ne devaient être que les battements précipités de mon cœur.

— Je n’ai pas besoin de vous certifier, poursuivis-je, que rien de ce que j’ai pu entendre ce soir ne sera révélé par moi. Je vous donne ma parole d’honneur que pas un seul mot n’en transpirera par ma faute.

Il faut croire que lorsqu’on se trouve en péril de mort, vos sens se développent d’une façon anormale ou bien que votre imagination vous procure des illusions singulières. J’étais assis, le dos tourné à la porte, mais j’aurais juré entendre derrière cette porte le souffle d’une respiration haletante. Étaient-ce les trois bourreaux que j’avais vus naguère dans l’exercice de leurs sinistres fonctions et qui, tels des vautours, venaient de flairer une nouvelle victime ?

Cependant, autour de la table, je voyais toujours les mêmes visages cruels et durs. Pas un regard de pitié. J’armai mon revolver dans ma poche.

Il y eut un silence pénible, bientôt rompu par la voix âpre et discordante de Petrokine.

— Les promesses sont faciles à faire et non moins faciles à oublier, dit-il. Il n’existe qu’un seul moyen de s’assurer d’une façon certaine du silence de quelqu’un. Ce sont nos existences à nous, ou la vôtre qui sont en jeu. Que le plus illustre parmi nous donne son avis.

— Vous avez raison, Monsieur, approuva l’agent anglais ; il n’y a qu’un seul parti à adopter. Il faut congédier cet homme.

Sachant ce que, dans leur infernal jargon, cela voulait dire, je me levai d’un bond.

— Par le ciel, m’écriai-je en m’adossant à la porte, il ne sera pas dit qu’un citoyen de la libre Angleterre s’est laissé ainsi égorger comme un poulet. Prenez garde ! Le premier qui bouge est un homme mort !

Quelqu’un bondit sur moi. Derrière le point de mire de mon revolver, je vis briller la lame d’un couteau et grimacer la figure démoniaque de Gustave Berger. Alors, je pressai la détente et, tandis que son cri rauque retentissait à mes oreilles, je fus immédiatement terrassé par un coup formidable qui me frappa dans le dos. À demi-évanoui et accablé par je ne sais quel poids effrayant, j’entends vaguement un vacarme de cris et de coups échangés au-dessus de moi, puis je perdis tout à fait connaissance.

Lorsque je revins à moi, je m’aperçus que j’étais étendu par terre au milieu des débris de la porte qu’on avait enfoncée et qui s’était renversée sur moi. Une douzaine des hommes qui, tout à l’heure, se disposaient à me condamner à mort, me faisaient maintenant face, attachés deux par deux et gardés par des soldats russes. À mes côtés gisait le corps de l’agent anglais, la figure toute déchiquetée par la violence de l’explosion. Quant à Alexis et à Petrokine, ils étaient comme moi, couchés par terre et perdaient du sang en abondance.

Eh bien, jeune homme, vous l’avez échappé belle, il me semble, murmura tout près de moi une voix bon enfant.

Je reconnus mon compagnon de voyage.

— Relevez-vous, continua-t-il ; vous êtes encore tout étourdi, mais ce ne sera rien ; vous n’avez rien de cassé. Je ne m’étonne plus que je vous aie pris pour l’agent anarchiste, puisque ses associés eux-mêmes s’y sont trompés. Mais c’est égal, vous pouvez vous vanter de revenir de loin : aucun étranger avant vous n’était ressorti vivant de ce repaire. Accompagnez-moi en bas. Je sais à présent qui vous êtes et ce que vous cherchez. Dans un instant, je vous conduirai chez M. Dimidoff. Non, non, n’entrez pas là-dedans, s’interposa-t-il en me voyant me diriger vers la porte de l’espèce de prison où l’on m’avait introduit en premier lieu, n’entrez pas là-dedans : vous avez vu assez d’horreurs pour aujourd’hui. Venez, nous allons prendre un verre de liqueur ensemble : cela vous remontera.

Chemin faisant, tandis que nous nous dirigions vers l’hôtel, il m’expliqua que la police de Solteff, dont il était le chef, avait été depuis quelque temps déjà prévenue de l’arrivée de cet émissaire nihiliste et s’attendait à le voir débarquer d’un jour à l’autre. Mon arrivée inopinée dans ce pays perdu, mes allures plutôt mystérieuses et les étiquettes anglaises dont la mauvaise valise de Gregory était revêtue avaient achevé de donner le change et de faire croire que j’étais Gustave Berger.

Il me reste peu de chose à ajouter. Les tristes personnages dont j’avais fait la connaissance malgré moi furent tous déportés en Sibérie ou exécutés. Quant à la mission dont j’étais chargé, elle se trouva remplie à l’entière satisfaction de mes chefs qui approuvèrent fort le sang-froid et la présence d’esprit dont j’avais fait preuve en toute cette épineuse affaire, si bien que ma situation s’est beaucoup améliorée depuis cette nuit horrible, dont le seul souvenir suffit encore aujourd’hui à me donner le frisson.


FIN