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— Emmenez-le, ordonna Petrokine.

Et l’homme du droschki, secondé par deux autres, força le malheureux à sortir.

J’entendis leurs pas s’éloigner le long du corridor, puis une porte s’ouvrir et se refermer. Ensuite il y eut comme un bruit de lutte, terminé par un coup retentissant suivi d’un choc sourd.

— Ainsi périssent tous ceux qui manquent à leurs serments, — prononça Alexis d’un ton solennel.

— La mort seule peut nous congédier et nous faire quitter l’ordre auquel nous appartenons ; — dit un autre homme un peu plus loin que lui ; — mais M. Berg… M. Robinson est pâle. Cette scène a été trop impressionnante pour lui après le long voyage qu’il vient de faire.

« Oh! Tom, Tom, mon vieux, » pensai-je à part moi, « si jamais tu te tires de ce guêpier, tu ne risqueras rien de faire amende honorable de toutes tes fautes. En ce moment, tu n’es guère préparé à comparaître devant le Grand Juge ».

Ce qui était non moins évident aussi, : hélas ! c’est que, par suite de je ne sais quelle erreur inexplicable, je me trouvais maintenant au beau milieu d’une bande de nihilistes implacables, qui me prenaient pour un membre de leur confrérie. Après la scène dont je venais d’être témoin, je compris que ma seule chance de salut consisterait à jouer le rôle qui m’était imposé jusqu’à ce que l’occasion de m’évader se présentât. Je fis donc tous mes efforts pour reprendre possession de mon sang-froid qui venait d’être ébranlé de si rude manière.

— Il est de fait que je suis fatigué, — répondis-je ; — mais je me sens plus fort à présent. Excusez ce moment de défaillance involontaire.

— Nous l’excuserons d’autant plus volontiers qu’il était bien naturel, — dit un homme fort barbu assis à ma droite. — Et maintenant, ami très honoré, expliquez-nous comment se comporte notre cause en Angleterre.

— À merveille, — repartis-je.

— Le grand commissaire a-t-il eu la condescendance d’envoyer un message à la section de Solteff ? questionna Petrokine.

— Il ne m’a rien donné par écrit, — répliquai-je.

— Mais de vive voix ?

— Oui, il m’a assuré qu’il l’avait regardée agir avec la plus vive satisfaction, — répondis-je.

— C’est bien ! c’est bien ! — prononcèrent plusieurs voix autour de la table.

Ma situation m’apparaissait si critique que j’en avais la nausée et des étourdissements. D’un moment à l’autre, on pourrait me poser une question embarrassante qui me ferait tout de suite voir sous mon véritable jour. Je me levai et, prenant un carafon d’eau-de-vie qui se trouvait sur un guéridon, je m’en versai un petit verre. Cela me donna un coup de fouet qui me remit à peu près d’aplomb, et lorsque je repris ma place, j’avais regagné suffisamment d’insouciance pour juger presque drôle la position où je me trouvais et avoir envie de jouer au plus fin avec mes bourreaux. Néanmoins, j’avais gardé toute ma présence d’esprit.

— Vous êtes allé à Birmingham ? — interrogea l’homme barbu.

— Plusieurs fois, — répondis-je.

— En ce cas, vous avez dû voir l’atelier et l’arsenal privés.

— Je les ai visités tous deux à diverses reprises.

— La police ignore toujours complètement leur existence, j’imagine, — continua l’autre.

— Complètement, — repartis-je.

— Pourriez-vous nous expliquer comment il se fait qu’une aussi vaste entreprise passe si absolument inaperçue ?

Cette fois, c’était bien ce qui s’appelle « une colle » ; cependant, mon impudence innée, jointe à l’influence de l’eau-de-vie, me vinrent en aide.

— C’est là une chose, — répondis-je, — que je ne me considère pas comme autorisé à révéler, même ici. En refusant de vous fournir l’explication que vous me demandez, je ne fais que me conformer aux instructions que j’ai reçues du grand commissaire.

— Vous avez raison… vous avez parfaitement raison, — déclara Petrokine. — Avant d’entrer dans de tels détails, vous irez sans doute présenter votre rapport au bureau central de Moscou.

— Parfaitement, — m’empressai-je de répondre, trop heureux de voir qu’il m’aidait lui-même à me tirer d’affaire.

— Nous avons appris, — dit Alexis, — que l’on vous avait envoyé inspecter le Livadia. Pouvez-vous nous fournir quelques renseignements à ce propos ?

— Je m’efforcerai de répondre à toutes les questions que vous me poserez, déclarai-je, en désespoir de cause.

— Des ordres ont-ils été donnés à Birmingham à ce sujet ?

— On n’en avait pas encore donné quand j’ai quitté l’Angleterre.

— Enfin, enfin, il y a encore bien du temps… dit l’homme à la grosse barbe, plusieurs mois. La carène sera-t-elle en bois ou en fer ?

— En bois, répondis-je à tout hasard.

— Tant mieux ! s’écria une autre voix. Et quelle est la largeur de la Clyde en aval de Greenock ?

— Elle est très variable répliquai-je ; généralement de quatre-vingts mètres environ.

— Combien d’hommes y aura-t-il à bord ? s’informa un jeune homme d’aspect anémique, qui aurait été plus à sa place dans un collège universitaire que dans ce repaire d’assassins.

— Environ trois cents, ripostai-je.

— Un vrai cercueil flottant ! s’exclama le jeune nihiliste d’une voix sépulcrale.

— La soute aux vivres se trouve-t-elle au même niveau que les cabines, ou bien au-dessous ? demanda Petrokine.

— Au-dessous, répondis-je catégoriquement, bien que, cela va sans dire, je n’en eusse pas la moindre idée.

— Et maintenant, ami très honoré, reprit Alexis, racontez-nous un peu quelle réponse Bauer, le socialiste allemand, a faite à la proclamation de Ravinsky.

Pour le coup, j’étais positivement réduit à quia. Mon astuce m’aurait-elle permis ou non de me tirer de ce mauvais pas ? C’est ce que je ne saurai jamais, car à ce moment, la main de la Providence m’arracha à ce dilemme pour me précipiter dans un autre bien plus redoutable encore.

Une porte venait de claquer en bas et l’on entendit des pas se rapprocher avec rapidité. Puis on frappa, d’abord un grand coup, et ensuite deux autres moins forts.

— Le signal de la société, fit observer Petrokine ; et cependant nous sommes au complet. Qui cela peut-il être ?

La porte s’ouvrit brusquement, et nous vîmes entrer un homme en costume de voyage, tout poudreux, mais dont les traits, à la fois durs et expressifs, portaient les marques de l’autorité et de la puissance. Son regard parcourut le tour de la table, scrutant avec attention les visages de chacun de ceux qui étaient assis. Il y eut parmi l’assistance un tressaillement de surprise. À n’en pas douter, cet homme n’était connu d’aucun des membres de la société secrète dans laquelle il venait de s’introduire.

— De quel droit entrez-vous ici, monsieur ? demanda l’homme à la grosse barbe.

— De quel droit ? répéta l’inconnu. On m’avait laissé entendre qu’on m’attendait, et j’avais compté sur une réception plus chaleureuse de la