sence dans les parages, et une certaine inquiétude s’était répandue dans la colonie. Non pas qu’aucun danger personnel effrayât les habitants de l’Écluse d’Harvey. Ces rudes mineurs n’étaient pas hommes, en effet, à se laisser intimider pour si peu et, le cas échéant, ils seraient au contraire partis en guerre contre les bandits avec un aussi bel entrain que s’il s’était agi d’une simple partie de chasse au kangourou. Mais ce qui les préoccupait, c’est qu’il y avait actuellement dans la bourgade une quantité d’or fort importante, et tous étaient d’avis qu’il fallait avant tout faire le nécessaire pour que le fruit de leur labeur ne leur fût point ravi.
On décida d’envoyer des messages à Buckhurst pour réclamer autant d’hommes de troupe qu’il y en aurait de disponibles, et en attendant leur arrivée, de poster des sentinelles chaque soir dans la rue principale de l’Écluse.
Les appréhensions des mineurs furent encore accrues par la nouvelle qu’apporta ce jour-là Jim Struggles. Jim était d’un caractère ambitieux et entreprenant, et après avoir considéré en silence et avec dépit les piètres résultats qu’il avait obtenus pendant la semaine écoulée, il avait pris le parti de quitter l’Écluse d’Harvey et s’était engagé résolument dans les bois avec l’intention de sonder le terrain tout alentour dans l’espoir de découvrir quelque meilleur filon.
Or, voici, à l’en croire, ce qui lui était advenu. Il venait de s’asseoir sur le tronc d’un arbre tombé vers midi, pour casser la croûte, lorsque son oreille exercée discerna au loin un bruit de galop, et à peine avait-il eu le temps de se laisser glisser à bas de son arbre pour se cacher prudemment derrière, qu’une troupe de cavaliers débusqua de la brousse et passa à une portée de pierre de l’endroit où il se trouvait.
— Il y avait Bill Smeaton et Murphy Duff, raconta Struggles, nommant deux scélérats réputés, et il y en avait encore trois autres que je n’ai pu reconnaître. Ils ont pris la piste à droite, et ils avaient tous leur carabine à la main comme s’ils étaient sur le point de livrer une attaque.
Jim fut, ce soir-là, soumis à un interrogatoire en règle ; mais à toutes les questions qui lui furent posées, il répondit simplement en confirmant ses premières assertions et sans y ajouter aucun éclaircissement. À plusieurs reprises et à de longs intervalles, il recommença le récit qu’il avait déjà fait ; mais bien que les détails accessoires fussent parfois assez différents, les points principaux demeuraient toujours invariables. Décidément, la question commençait à prendre une grave tournure.
Quelques-uns, pourtant, manifestaient hautement leurs doutes sur l’existence réelle des bushrangers ; parmi ces incrédules se distinguait surtout un jeune homme qui était perché sur une barrique, au milieu de la pièce, et dont les opinions paraissaient avoir beaucoup de poids sur celles des autres. Nous avons déjà vu ces cheveux noirs et ondulés, cet œil terne et cette lèvre mince et cruelle, en la personne de Tom Ferguson le Noir, l’amoureux évincé de Mlle Sinclair. Il se signalait tout de suite entre ses compagnons par son paletot de tweed et par d’autres détails de toilette que l’on jugeait un peu efféminés et qui auraient plutôt nui à sa réputation si, comme l’associé d’Abe Durton, il n’avait donné à entendre qu’il voulait être considéré comme un paisible chercheur d’aventures. Ce soir-là, il faisait l’effet d’être quelque peu pris de boisson, chose rare de sa part et probablement imputable à sa récente déconvenue. Ce fut sur un ton presque farouche qu’il réfuta les déclarations de Jim Struggles.
— C’est toujours la même rengaine, — maugréa-t-il ; — il suffit qu’on rencontre quelques voyageurs dans la brousse, pour qu’immédiatement on vienne vous raconter qu’on a vu des bandits. Si quelqu’un avait vu Struggles dans ce bois cela aurait suffi pour engendrer la légende d’un bandit embusqué derrière un tronc d’arbre. Quant à reconnaître la physionomie de cavaliers passant au galop au milieu d’un bois épais… je trouve que c’est absolument impossible.
Struggles ne s’en obstina pas moins à protester de sa bonne foi, si bien que tous les arguments et les sarcasmes de son adversaire se heurtèrent à des affirmations inébranlables et flegmatiques. On remarqua, d’autre part, que Ferguson paraissait attacher à cette affaire une importance exagérée ; et à voir la façon dont il quittait à chaque instant son perchoir pour se mettre à arpenter fiévreusement la pièce, la mine farouche et renfrognée, on était tenté de croire qu’il était tourmenté aussi par je ne sais quelle grave préoccupation. Aussi fut-ce un véritable soulagement pour tout le monde quand, soudain, empoignant son chapeau et souhaitant d’un ton rogue le bonsoir à la compagnie, il quitta le fumoir et sortit dans la rue.
— Il a l’air joliment tracassé, — fit observer Mc Coy le Long.
— Ah ça, il n’a pourtant pas peur des bushrangers, celui-là ! — s’écria un autre gros bonnet, Joe Shamus, le principal actionnaire des mines d’El Dorado.
— Oh non, assurément, ce n’est pas un poltron, — repartit un autre. — Mais depuis deux ou trois jours ses allures sont plutôt bizarres. Ainsi on l’a vu faire de grandes excursions dans les bois sans ses outils… Et puis, il parait que la fille de l’expert l’a envoyé promener.
— Elle a rudement bien fait. Elle est trop gentille pour lui, — s’exclamèrent plusieurs voix.
— Ça me surprendrait beaucoup qu’il ne tente pas le coup encore une fois, — reprit Shamus —