frir, mais comment m’y prendre ? nous n’en avions pas la moindre idée, ma femme ni moi. J’avais appris, au cours de mes lectures que les phénomènes de ce genre sont généralement la conséquence d’un crime. Mais quel crime fallait-il au juste commettre, et qui devait s’en rendre l’auteur ? Une solution barbare se présenta à mon esprit : on pourrait peut-être — moyennant finances — décider Watkins le majordome à s’immoler lui-même ou immoler quelqu’un d’autre pour la bonne renommée du château. Je tentai une fois de lui exposer ce projet, un peu comme si je voulais simplement plaisanter ; mais il ne me parut pas l’envisager d’un œil favorable. Les autres serviteurs se rangèrent à son avis, — tout me porte à le croire du moins, car autrement je ne m’explique pas pourquoi ils me rendirent tous leur tablier le soir-même.
— Mon ami, — me raconta Mme D’Odd un jour après déjeuner, tandis que je buvais une tasse de cervoise — (j’aime les bons vieux noms) — mon ami, l’odieux fantôme de Jorrocks a encore parlé.
— Eh bien, laisse-le parler tant qu’il voudra ! répondis-je avec insouciance.
Mme D’Odd frappa quelques notes sur son épinette et regarda pensivement le feu.
— Écoute, Argentine, — me dit-elle enfin en me donnant le petit nom d’amitié que nous avions pour habitude de substituer à mon véritable nom de Silas, — il faut que nous fassions venir un revenant, de Londres.
— Comment peux-tu dire des insanités pareilles, Matilda ? — me récriai-je avec sévérité. — Qui veux-tu qui nous procure une chose pareille ?
— Mon cousin, Jack Brocket, s’en chargerait bien, — me répliqua-t-elle sur un ton confidentiel.
Or, ce cousin de Matilda suscitait entre nous des discussions fréquentes. C’était un jeune garçon intelligent, mais débauché, qui avait tâté de bien des métiers et à qui la persévérance avait toujours manqué pour réussir dans aucun. Il occupait à cette époque un logement à Londres et se donnait comme agent d’affaires ; mais en réalité, il vivait surtout d’expédients.
Matilda s’était arrangée pour faire passer entre ses mains la plupart de nos affaires, ce qui, certes, m’épargna beaucoup d’ennuis ; mais je m’aperçus que la commission prise par Jack figurait, en général, pour une très grosse part dans le détail de ses comptes au point d’éclipser parfois tout le reste. Aussi me souciais-je assez peu de recourir encore une fois aux bons offices de ce jeune homme.
— Oh oui, il s’en chargerait très volontiers, insista ma femme en voyant mon air désapprobateur. Tu te rappelles comme il s’en est bien tiré pour cette question des armoiries ?
— Mais, ma chérie, protestai-je, il s’est tout bonnement borné à retrouver l’écusson de l’ancienne famille.
— Il a retrouvé aussi les anciens portraits de famille, mon ami, — me fit-elle remarquer —. Conviens que Jack a su les choisir d’une manière fort judicieuse.
Je songeai à la longue rangée d’ancêtres qui ornaient les murs de ma salle de banquet, depuis le grand et gros voleur normand, en passant par toutes les époques du casque, de la plume et de la dentelle, jusqu’au sombre personnage à la Chesterfield, qui a l’air d’avoir trébuché contre un pilier dans l’angoisse où l’a plongé le refus d’un manuscrit inédit qu’il serre convulsivement dans sa main droite.
Cet argument me laissa sans réplique ; je fus obligé de convenir qu’il avait effectivement bien accompli sa tâche cette fois-là, et que par conséquent il ne serait que juste de lui adresser une commande — en le gratifiant naturellement de la commission d’usage — pour un spectre de famille, en admettant que cet article fut négociable.
J’ai pour principe qu’il faut être prompt en affaires et agir aussitôt que l’on s’est arrêté à une décision quelconque. Le lendemain même, à midi tapant, je gravissais l’escalier de pierre en spirale qui conduit à l’appartement de M. Brocket, admirant au passage toute la séquelle de flèches et de doigts tendus peints sur le mur blanchi à la chaux, qui indiquent tous la direction du sanctuaire de ce monsieur. Ce jour-là pourtant, tout concours artificiel de ce genre devenait absolument superflu, car la danse du scalp effrénée que l’on entendait au-dessus de soi ne pouvait avoir lieu autre part que chez lui, bien qu’un silence de mort l’eût aussitôt remplacée dès que je fus arrivé en haut de l’escalier. La porte me fut ouverte par un gamin que l’apparition insolite d’un client plongea dans la plus évidente stupeur, et je fus introduit en présence de mon jeune ami, qui écrivait fiévreusement sur un grand registre — d’ailleurs posé à l’envers, comme j’eus l’occasion de m’en apercevoir.
Les premières salutations échangées, j’exposai immédiatement le but de ma visite.
— Écoutez, Jack, — déclarai-je, — je désire que vous me procuriez un esprit, si la chose est possible.
— Des esprits,[1] vous voulez dire ! — s’exclama le cousin de ma femme en plongeant la main dans la corbeille à papier et en en ressortant une bouteille avec autant de promptitude et de dextérité qu’un prestidigitateur. Buvons un coup !
Je levai le bras dans un geste de muette protestation pour exprimer l’horreur que m’inspirait une pareille libation ; mais en reposant ma main sur le bureau, je m’aperçus que mes doigts s’étaient presque involontairement refermés sur le verre que mon conseiller me tendait. Je me hâtai donc d’en absorber le contenu, de peur que quelqu’un entrât à ce moment, et me prît pour un ivrogne. Somme toute, il y avait quelque chose de très amusant dans les excentricités de ce jeune homme.
— Pas des esprits, — lui expliquai-je en souriant, — une apparition… un fantôme. Si c’est une chose que l’on puisse trouver sur le marché, je serais très heureux d’entrer en négociations.
— Un fantôme pour Goresthorpe Grange ? s’informa M. Brocket avec autant d’imperturbabilité que si je lui avais demandé un ameublement.
— Parfaitement, — lui répondis-je.
— Rien de plus facile, — m’assura mon compagnon en emplissant de nouveau mon verre malgré mes protestations —. Voyons un peu !
Il prit alors sur un rayon un grand mémorandum rouge avec toutes les lettres de l’alphabet échelonnées en marge.
— Vous m’avez dit : un fantôme, n’est-ce pas ? Attendez ; c’est à la lettre F. que nous allons trouver cela… farine… forêts… fourneaux… fichus… fusils… felouques. Ah, nous y sommes. Fantômes. Volume neuf, division six, page quarante et une. Excusez-moi !
Et, ce disant, Jack grimpa à une échelle et se mit à fouiller dans une pile de registres sur l’un des rayons les plus élevés. J’eus envie de profiter de ce que mon compagnon me tournait le dos pour vider mon verre dans le crachoir ; mais, toute réflexion faite, j’employai son contenu à l’usage auquel il était destiné.
— Le voilà ! — s’écria mon agent londonien, en sautant à bas de l’échelle avec fracas et en déposant sur la table un énorme in-folio manuscrit. Je tiens une nomenclature détaillée de toutes ces choses-là, afin de pouvoir mettre la main dessus
- ↑ Il y a là un jeu de mots intraduisible en français : spirit (esprit), signifie au singulier : fantôme et au pluriel, il a, en outre, le sens de : liqueurs.