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— Bravo, Mademoiselle Montague ! s’écria M. Cronin, en voyant que j’avais réussi à saisir la rebelle par une patte au moment où elle essayait de voler par dessus ma tête. Donnez-la moi, je vais vous la porter.

— Non, non, il faut d’abord que vous attrapiez le coq. Tenez, le voici ! Là… derrière le foin. Passez d’un côté ; moi, Je vais passer de l’autre.

— Le voilà qui file à travers la barrière ! cria Sol.

Et nous voilà partis tous les deux, nous aussi, en courant à travers le parc. Je venais d’enfiler le coin de l’avenue quand, tout à coup, je me trouvai nez à nez avec un jeune homme au teint bronzé, vêtu d’un complet de tweed, qui s’en allait en flânant dans la direction du château.

Il n’y avait pas à se tromper sur ces yeux gris et rieurs, et, du reste, même si je l’avais vu pour la première fois, je crois qu’une espèce d’instinct m’aurait fait deviner tout de suite que c’était Jack. Mais le moyen de prendre un air digne alors que l’on tient une poule huppée sous son bras ? J’essayai de me composer un maintien, mais la maudite bête semblait s’imaginer qu’elle avait enfin trouvé un protecteur, car elle se mit à glousser plus fort que jamais. Finalement, je dus y renoncer, et je partis d’un franc éclat de rire, auquel Jack répondit aussitôt de la même façon.

— Comment allez-vous, Nell ? me demanda-t-il en me tendant la main.

Puis, d’une voix étonnée :

— Tiens, mais vous n’êtes plus du tout comme la dernière fois que je vous ai vue !

— Dame, à ce moment-là, je n’avais pas une poule sous le bras, répondis-je.

— Qui donc aurait jamais supposé que la petite Nell était devenue une femme ? murmura Jack, encore tout stupéfait.

— Vous ne pensiez tout de mime pas que je serais devenue un homme ? m’exclamai-je avec indignation.

Puis, abandonnant soudain toute réserve :

— Nous sommes tous bien contents que vous soyez revenu, Jack. Mais vous irez aussi bien au château un peu plus tard. Pour l’instant, venez nous aider à attraper le petit coq.

— Allons-y ! cria Jack avec le même entrain qu’autrefois, mais en continuant à m’observer avec une vive curiosité. En avant !

Et nous voilà tous les trois partis à travers le parc, encouragés de loin par le pauvre Sol, toujours armé des ciseaux, et maintenant chargé de la prisonnière.

Lorsqu’un peu plus tard dans l’après-midi, Jack alla présenter ses respects à ma mère, il était fort loin d’être aussi présentable qu’à son arrivée, et quant à moi, il y avait belle lurette que j’avais oublié ma ferme résolution de rester digne et réservée.

Nous fûmes toute une bande au château de Hatherley, ce mois de mai. Il y avait d’abord, côté messieurs : Bob, Sol, Jack Hawthorne et M. Nicholas Cronin, et ensuite, côté dames : Mlle Maberley, Elsie, ma mère et moi. En cas de besoin, nous trouvions toujours moyen se lancer une demi-douzaine d’invitations efficaces à la ronde, de manière à avoir des spectateurs quand on faisait des charades ou qu’on jouait la comédie.

M. Cronin, jeune étudiant d’Oxford, souple et athlétique, fut pour nous une heureuse acquisition, car il possédait de merveilleuses facultés d’organisation et d’exécution.

Quant à Jack, il n’était pas, à beaucoup près, aussi enjoué qu’autrefois, à telles enseignes que nous l’accusions tous d’être amoureux, chose qui avait le don de lui faire prendre l’air bébête qu’ont tous les jeunes gens en pareille occurrence, mais dont il ne cherchait pas à se défendre.

— Qu’est-ce que nous allons faire aujourd’hui ? demanda Bob un matin. Quelqu’un a-t-il une idée ?

— On pourrait draguer l’étang, proposa M. Cronin.

— Nous ne sommes pas assez d’hommes, répondit Bob. Quoi encore ?

— Il faudra que nous organisons une loterie pour le Derby, fit observer Jack.

— Oh, quant à cela, nous avons bien le temps. Le Derby ne sera couru que dans quinze jours.

— Si on faisait un tennis, hasarda Sol.

— Oh, zut pour le tennis !

— Vous pourriez aller pique-niquer à l’abbaye de Hatherley, insinuai-je.

— Bravo ! Bonne idée ! s’exclama M. Cronin.

— Eh bien, de quelle façon irons-nous, Nell ? demanda Elsie.

— Oh ! moi, je n’irai pas du tout, répondis-je. Cela me ferait grand plaisir, mais il faut que je plante ces fougères que Sol m’a rapportées. Je vous conseille d’aller plutôt à pied. Il n’y a que trois mille, et vous pourrez envoyer le jeune Bayliss en avant avec le panier à provisions.

— Tu seras des nôtres, Jack ? demanda Bob.

Nouveau contre-temps. Le lieutenant s’était précisément tordu la cheville, la veille. Il n’en avait parlé à personne jusqu’ici, mais à présent, cela commençait à lui faire du mal.

— Non, vraiment, j’en serais incapable, répondit Jack. Trois milles pour aller, autant pour revenir, c’est trop !

— Allons, voyons, ne fais pas le paresseux, insista Bob.

— Mon cher ami, repartit le lieutenant, j’ai suffisamment battu de terrain dans ma vie pour avoir le droit de me reposer jusqu’à la fin de mes jours.

— Laissez le vétéran tranquille, intervint M. Cronin.

— Plaignons le soldat usé par la guerre, ajouta Bob.

— Quand vous aurez fini de vous moquer de moi, dit Jack. Écoutez, voici ce que je propose, ajouta-t-il en s’animant. Confie-moi le cabriolet, Bob, et j’irai vous retrouver avec Nell aussitôt qu’elle aura fini de planter ses fougères. Nous pourrons nous charger du panier. Vous viendrez, n’est-ce pas, Nell ?

— Entendu, répondis-je.

Bob ayant donné son assentiment à la combinaison, tout le monde se montra satisfait, sauf M. Salomon Barker, qui regardait le soldat avec des yeux un peu furibonds.

Tous les autres allèrent aussitôt faire leurs préparatifs et, peu de temps après, se mirent en route, par l’avenue.

C’est curieux avec quelle rapidité l’état de cette cheville s’améliora, à peine si le dernier de la bande eut, tourné le coin de la haie. Lorsque les fougères furent plantées et la voiture prête, Jack était devenu plus actif et plus déluré que jamais.

— Vous avez l’air de vous être guéri bien vite, lui fis-je observer lorsque nous fûmes en route sur le chemin vicinal, étroit et sinueux.

— Oui, me répondit Jack. À vrai dire, Nell, je n’ai jamais vraiment eu de mal. Seulement, je voulais vous parler.

— Et vous n’avez pas hésité à dire un mensonge pour avoir cette occasion ? lui reprochai-je.

— Nous étions toujours bons amis, étant enfants, Nell, me rappela mon compagnon.

— C’est vrai, reconnus-je, très occupée à regarder la couverture qui m’enveloppait les genoux.

C’est que, voyez-vous, je commençais à avoir beaucoup d’expérience à présent, et à comprendre certaines inflexions de la voix masculine, qu’on n’apprend à connaître qu’à la longue.

— Vous ne paraissez pas avoir autant d’affection pour moi que dans ce temps-là, reprit Jack. Savez-vous bien, Nelly, que quand je campais sur la glace dans les passes des Himalayas, quand je