en Angleterre à bord de l’« Aurora », et qu’ils ont écrit à Mme Marden et à sa fille pour les prier de venir au devant d’eux à Londres. Elles devront s’absenter probablement pendant un mois ou six semaines, et comme l’« Aurora » doit arriver mercredi, il est nécessaire qu’elles partent immédiatement — dès demain si elles sont prêtes à temps. Ce qui me console, c’est que, une fois qu’elles seront de retour, nous ne nous séparerons plus.
— Je vais vous demander de me promettre une chose, Agatha, — lui dis-je lorsque nous fûmes seuls ensemble, — c’est que s’il vous arrive de revoir Mlle Penclosa, soit à Londres, soit ici, vous ne lui permettrez plus jamais de vous hypnotiser.
Agatha ouvrit de grands yeux étonnés.
— Comment ? Mais l’autre jour, encore, vous me racontiez que vos expériences vous passionnaient, et que vous aviez l’intention de les poursuivre le plus longtemps possible.
— Je le sais, mais depuis j’ai changé d’avis.
— Et vous ne voulez plus vous en mêler ?
— Non.
— Que je suis contente, Austin ! Vous ne vous figurez pas comme vous étiez pâle, et comme vous aviez l’air fatigué depuis quelque temps. C’est ce qui nous faisait le plus regretter d’être obligées d’aller à Londres en ce moment, car il nous en coûtait de vous laisser seul alors que vous paraissiez si abattu. Et puis, vous aviez parfois des manières d’être si étranges… surtout le soir où vous nous avez si brusquement quittés, laissant ce pauvre professeur Pratt-Haldane dans l’obligation de faire le mort. Je suis convaincue que ces sortes d’expérience ont une très fâcheuse influence sur les nerfs.
— Je le crois aussi, mon amie.
— Et pas seulement sur les vôtres, mais sûr ceux de Mlle Penclosa aussi. Vous avez su qu’elle était malade ?
— Non.
— C’est Mme Wilson qui nous l’a appris hier soir. Elle dit que c’est une fièvre nerveuse. Le professeur Wilson doit rentrer cette semaine, et naturellement Mme Wilson tient beaucoup à voir Mlle Penclosa rétablie avant son retour, car il rapporte avec lui tout un programme d’expériences qu’il désire mettre à exécution au plus tôt.
Je suis content d’avoir obtenu la promesse d’Agatha, car c’est bien assez de l’un de nous deux au pouvoir de cette femme. Mais, d’un autre côté, la nouvelle de la maladie de Mlle Penclosa me cause un certain malaise. Cela tend plutôt à atténuer ma victoire d’hier soir. Je me rappelle en effet lui avoir entendu dire que, quand sa santé devenait moins bonne, son influence s’amoindrissait. C’est peut-être pour cela que j’ai pu lui résister si facilement. Quoi qu’il en soit, je reprendrai les mêmes précautions ce soir, et nous verrons bien ce qu’il en adviendra. J’en arrive à avoir peur comme un enfant dès que je pense à elle.
Tout s’est passé à merveille hier soir. J’ai eu bien envie de rire en voyant la figure du jardinier lorsque j’ai été obligé de lui demander ma clef comme hier. Si cela continue je finirai par passer pour un original aux yeux des domestiques. Mais le point capital, c’est que je suis resté dans ma chambre sans éprouver la moindre envie d’en sortir. Je crois vraiment que je suis en train de m’affranchir de ce joug effroyable — à moins que cela ne prouve simplement que la puissance de cette femme demeurera en suspens tant qu’elle n’aura pas recouvré ses forces, je ne peux que formuler un souhait, c’est que tout aille pour le mieux.
Les Marden sont parties ce matin, et il me semble que le soleil printanier a perdu tout son éclat. Et pourtant, il est bien beau tout de même à voir sur les marronniers verts qui sont en face de mes fenêtres, et ses rayons mettent un peu de gaieté sur les murs tout chargés de lichen des vieux collèges. Que la nature est donc douce, aimable et apaisante ! Qui donc supposerait jamais qu’il sommeille en elle des forces si méprisables, des possibilités si odieuses ? Car, cela va sans dire, je me rends très bien compte que cette chose effroyable dont je suis victime n’est ni surnaturelle, ni même contre nature. Non, c’est assurément une force naturelle qui est encore presque inconnue, mais dont cette femme sait se servir. Le seul fait que cette force subit les fluctuations de ses forces à elle prouve surabondamment qu’elle est soumise d’une façon absolue aux lois physiques. Si j’en avais le temps, je pourrais étudier la chose à fond et peut-être découvrir son antidote. Mais ce n’est plus le moment de chercher à apprivoiser le tigre quand il vous tient dans ses griffes. Le seul expédient qui vous reste est de tacher de se soustraire à ses coups. Ah, quand je me regarde dans la glace, et que je vois mes yeux sombres et ma physionomie espagnole aux traits accentués, je me prends à souhaiter que quelqu’un me les arrose de vitriol ou qu’une attaque de petite vérole les vienne ravager. L’un ou l’autre de ces malheurs m’épargnerait la calamité que je subis.
Je penche à croire que tout n’ira pas si bien ce soir. Deux choses, en effet, me le font craindre. La première, c’est que j’ai rencontré dans la rue, Mme Wilson, et qu’elle m’a dit que, quoique faible encore, Mlle Penclosa allait cependant déjà mieux. Je me surprends à souhaiter en moi-même que cette maladie dont elle est atteinte soit sa dernière. La seconde, c’est que le professeur Wilson va revenir dans un jour ou deux, et que sa présence la forcera certainement, à se contraindre. Pour ces deux raisons-là, j’ai le pressentiment que j’aurai de l’ennui ce soir, et j’aurai soin de prendre les mêmes précautions que ces jours-ci.
Mon Dieu merci, tout s’est encore bien passé hier soir. Je ne pouvais vraiment pas faire appel plus longtemps au jardinier : cela aurait fini par devenir ridicule. Après avoir fermé la porte, j’ai donc poussé la clef en dessous, ce qui m’a obligé ce matin à demander à la servante de me délivrer. Mais en réalité la précaution que j’avais prise n’était pas nécessaire, car je n’ai jamais eu un seul instant le désir de m’échapper. Trois soirs de suite chez moi ! Je touche certainement à la fin de mes peines, car Wilson sera de retour demain si ce n’est aujourd’hui. Lui dirai-je ou non ce qui m’est arrivé ? Je suis convaincu qu’il ne me témoignerait pas la moindre marque de sympathie. Il verrait seulement en moi un cas intéressant, et lirait un mémoire à mon sujet à la prochaine réunion de la Société des Recherches psychiques, mémoire dans lequel il envisagerait gravement la question de savoir si je n’ai pas menti de propos délibéré ou si au contraire, je ne suis pas déjà dans les premiers stades de la folie. Non, assurément ce n’est pas de la part de Wilson que je dois attendre des paroles réconfortantes.
Je me sens si bien portant et si dispos que je m’étonne moi-même. Je n’ai jamais fait mon cours avec autant d’entrain. Ah, si seulement je pouvais me débarrasser de cette ombre qui obscurcit mon existence, comme je serais donc heureux ! Jeune, assez bien renté, bien en vue dans ma profession, fiancé à une jeune fille aussi belle que charmante — n’ai-je pas entre les mains tout ce qu’un homme peut désirer ? Une chose, une seule me tracasse, mais quelle chose !