L’ENSORCELEUSE
I
oici le printemps arrivé, cette fois. Le grand marronnier qui se trouve en face de la fenêtre de mon laboratoire est maintenant tout couvert de gros bourgeons vernis et gluants dont quelques uns, déjà éclatés, laissent apparaître de petites feuilles vert tendre drôlement recourbées comme des pattes de canard. Quand on se promène le long des allées on a conscience du travail silencieux qu’accomplissent tout autour de vous les forces puissantes de la nature. La terre humide respire l’abondance et la fertilité. De quelque côté que l’on se tourne, on voit pointer de petites pousses verdoyantes. Les jeunes branches sont roidies par l’afflux de la sève qui monte en elles, et l’air, alourdi par les dernières brumes persistantes, est rempli de senteurs légèrement résineuses. Boutons de fleurs, petits agneaux couchés au pied des haies — partout l’œuvre de reproduction s’accomplit !
J’en vois les effets devant mes yeux, et je les ressens au dedans de moi-même. Nous aussi, nous avons notre printemps en nous lorsque nos artérioles se dilatent, que notre lymphe coule en un flot plus rapide, que les glandes, se gonflant et sécrétant davantage, fonctionnent avec un regain d’activité. Chaque année la nature remet au point la machine humaine jusqu’en ses moindres rouages. En ce moment même, je sens que mon sang circule avec une vivacité inaccoutumée, et volontiers, sous la caresse du soleil qui entre à flot par ma fenêtre, je me mettrais à danser comme un moucheron. Oui, positivement je ferais cela, et si je m’en abstiens, c’est uniquement parce que je sais que mon voisin d’en dessous, Charles Sadler, se précipiterait aussitôt chez moi pour savoir ce qui se passe. En outre, je ne dois pas perdre de vue que je suis le professeur Gilroy. Un vieux professeur peut se permettre à l’occasion de céder à ses impulsions naturelles, mais quand on a la chance, à trente-quatre ans, d’être titulaire d’une des chaires les plus réputées de l’Université, il faut s’efforcer de jouer son rôle convenablement.
Quel homme, que Wilson ! Si seulement je pouvais me passionner pour la physiologie avec un enthousiasme égal à celui qu’il témoigne à l’égard de la psychologie, je serais certain de devenir à tout le moins un Claude Bernard. Toute sa vie, toute son intelligence et toute son énergie sont concentrées vers un même but. Il s’endort le soir en récapitulant les résultats qu’il a obtenus au cours de la journée qui vient de se terminer, et il se réveille le matin en combinant les recherches qu’il entreprendra au cours de celle qui commence Et, cependant, sorti du cercle restreint de ceux qui s’intéressent à ses travaux, combien peu de profit il retire du mal qu’il se donne ! La physiologie est une science reconnue. Si j’ajoute une pierre, si petite soit-elle, à son édifice, chacun s’en aperçoit et y applaudit. Mais Wilson, lui, cherche à établir les fondations d’une science qui ne pourra se développer que dans un avenir lointain. Son labeur s’accomplit sous terre et passe inaperçu, ce qui n’empêche pas qu’il le poursuit sans se plaindre, entretenant une correspondance suivie avec une centaine de demi-fous dans l’espoir de rencontrer un seul témoin digne de foi, épluchant vingt mensonges dans l’idée de tomber par hasard sur un tout petit lambeau de vérité, relisant de vieux livres, en dévorant de nouveaux, se livrant à des expériences, exposant ses théories en public, cherchant à éveiller chez les autres l’ardeur qui le possède. Lorsque je songe à lui, je suis aussitôt plongé dans l’étonnement et dans l’admiration, et malgré cela, quand il m’invite à m’associer à ses recherches, je suis forcé de lui répondre qu’au point où elles en sont actuellement, elles n’ont que bien peu d’attrait pour moi qui demande avant tout à la science des précisions très nettes. S’il était en mesure de me montrer des réalités objectives ou positives, je serais peut-être tenté d’envisager la question au point de vue physiologique ; mais tant que ses sujets d’étude conserveront, les uns une nuance de charlatanisme et les autres une nuance d’hystérie, nous autres physiologistes, nous devrons nous contenter de disséquer le corps, en laissant à nos descendants le soin d’approfondir l’esprit.
Je suis sans doute un matérialiste. Agatha prétend que j’ai des idées tout à fait terre-à-terre. Je lui réponds à cela que c’est une excellente raison d’abréger nos fiançailles, puisque j’ai tant besoin de sa spiritualité. Néanmoins, je puis me vanter d’être un curieux exemple de l’influence car ou je me trompe fort, ou je suis par nature un homme profondément psychique.
Enfant, j’étais nerveux, susceptible, rêveur et somnambule ; j’obéissais à des impressions et à des intuitions sans nombre. Mes cheveux noirs, mes yeux sombres, ma figure émaciée, mon teint olivâtre, mes doigts fuselés, tous ces indices sont la caractéristique de mon tempérament vrai, et font, dire aux gens experts en la matière comme Wilson que je suis de leur caste. Mais mon cerveau est farci de connaissances exactes. Je me suis exercé à me préoccuper uniquement des choses prouvées et des faits établis. L’imagination, les conjectures n’ont aucune place dans le domaine de mes pensées. Montrez-moi des choses que je sois à même de voir avec mon microscope, de couper avec mon bistouri, de peser avec mon trébuchet, et je consacrerai tout mon temps à les élucider. Mais demandez-moi d’étudier des sensations, des impressions ou des suggestions, et vous me mettrez en demeure d’accomplir une tâche qui me paraîtra non seulement désagréable, mais pénible. Tout ce qui s’éloigne de la raison pure me choque comme une mauvaise odeur ou comme une fausse note.
C’est précisément ce qui fait que j’éprouve une certaine répugnance à aller ce soir chez le professeur Wilson. Toutefois je sens que je ne pourrais guère esquiver cette invitation sans manquer aux