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sincère et séparés par un vif sentiment de rivalité professionnelle. Chacun d’eux eût risqué sa vie pour son ami ; ni l’un ni l’autre n’eût sacrifié les intérêts de son journal pour venir en aide à son confrère.

Le troisième correspondant s’appelait Anesley et représentait la Gazette. Il était jeune et d’une inexpérience qui confinait à la naïveté. Ses descriptions de grandes manœuvres, assez réussies, avaient donné à son directeur l’idée de lui confier, pour la première fois, le compte rendu d’une expédition de guerre.

Le reporter de l’agence Reuter se trouvait à vingt milles en avant et, en arrière, à vingt milles, suivaient, montés sur des chameaux, deux reporters de journaux du soir.

Mortimer et Scott considéraient leur compagnon avec une sympathie un peu dédaigneuse. Ils se rendaient compte de la supériorité que leur donnait sur leur jeune émule, d’abord leur expérience, puis leurs magnifiques chevaux, aussi rapides que vigoureux, tandis que le correspondant de la Gazette était monté sur un pauvre petit cheval de Syrie, acheté bon marché.

Les trois journalistes conduisirent leurs montures à l’ombre bienfaisante des palmiers qui se détachait avec une netteté stupéfiante sur le sable en feu du désert,

— Nos bagages arrivent-ils, Anesley ? demanda Scott.

— Oui, ils seront ici dans cinq minutes. Au milieu du sentier qui serpentait à travers les rochers, une petite caravane de chameaux portant des bagages s’avançait lentement ; en avant trois domestiques berbères étaient montés sur des ânes ; derrière marchaient les chameliers arabes. En quelques minutes les bagages furent déchargés, les animaux mis au piquet et le feu allumé. Scott s’était mis en devoir de casser des œufs dans un plat tout en chantant un vieux refrain, d’une voix sentimentale et profonde. Anesley, perdu dans une immense caisse d’emballage, se frayait un chemin au milieu des boîtes de conserves, de bouillon concentré, de corned-beef, de poulets et de sardines pour retirer un pot de confiture. Mortimer, toujours consciencieux, prenait des notes sur la conversation qu’il avait eue la veille avec un ingénieur des chemins de fer quand, levant les yeux, il aperçut cet ingénieur lui-même, M. Merryweather qui, au trot de son poney alezan, se dirigeait vers leur groupe. — Pour l’amour de Dieu, gémit-il, donnez-moi à boire ! J’ai la langue collée au palais !

Il but à longs traits dans une timbale que les journalistes avaient remplie d’eau et de whisky.

— Maintenant il faut se remettre en route.

— Rien de nouveau ?

— Je vous dirai peut-être quelque chose après avoir vu le général.

— Pas de Derviches, de ce côté.

— Rien de particulier… Allons, hop, Jinny ! Au revoir !

Scott rédigea une dépêche dont Anesley lui demanda communication, n’ayant point saisi en quoi la conversation échangée avec l’ingénieur pouvait être présentée de manière à intéresser le public. Le journaliste y consentit en souriant, non sans faire cette remarque :

— Quand notre travail deviendra sérieux, alors ce sera chacun pour soi…

— Croyez-vous que ce soit indispensable ? interrogea Anesley.

— Certes.

— Il me semble pourtant que si trois hommes s’arrangeaient pour concentrer leurs efforts et partager les nouvelles que chacun d’eux pourrait recueillir, ils arriveraient avec moins de fatigue à un meilleur résultat.

Mortimer et Scott, de stupéfaction, s’arrêtèrent de manger leur confiture.

— Nous ne sommes pas ici pour nous amuser, dit Mortimer, mais pour agir au mieux de nos journaux respectifs. Comment la concurrence se maintiendrait-elle entre eux si nous la supprimions entre nous ? Il leur serait plus simple alors de se confier à la seule agence Reuter. À l’heure actuelle, continua-t-il, c’est le correspondant le mieux monté qui a le plus de chances. Chacun pour soi et la gloire au plus digne ! Voyez le fameux Chandler. Jamais il n’aurait acquis sa célébrité, s’il n’avait pas tenu à agir seul. Il a conçu des tours impayables ! Un jour il fit croire à l’un de ses confrères qu’il s’était cassé la jambe et dès que l’autre fut parti pour aller chercher un médecin, Chandler alerte et ingambe, se précipita au télégraphe…

— Et vous trouvez cela de bonne guerre ? protesta Anesley.

— Tout est de bonne guerre. On joue l’un contre l’autre ; voilà tout.

— Jouer n’est pas tricher.

— Pensez ce que vous voudrez ; toujours est-il que le journal de Chandler donna le