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avec eux. Mais que faire ? Il y a le prêtre, et le missionnaire écossais, et les femmes.

— Ils se laisseraient prendre vivants ?

— Ils se refuseraient aux moyens de l’éviter. Ils n’attenteraient pas à leur vie. Question de conscience. Bien entendu, le danger n’existe plus, rien ne nous autorise à envisager une éventualité aussi terrible. Mais enfin, à ma place, le cas échéant, que feriez-vous ?

— Je tuerais tout le monde.

Mein Gott ! Assassiner ces gens !

— Je les tuerais, par pitié pour eux-mêmes ! J’ai passé par là, Monsieur. J’ai vu le supplice des œufs brûlants ; j’ai vu le supplice de l’eau bouillante ; j’ai vu les femmes… Mon Dieu ! je me demande comment j’ai jamais retrouvé le sommeil !

Les affres du souvenir torturaient ce visage habituellement impassible.

— On m’avait attaché à un poteau, avec des épines sous les paupières pour m’obliger à les tenir ouvertes ; et ce que j’endurais me cuisait moins que les reproches que je m’adressais au fond de moi-même, en pensant qu’avec quelques tablettes insipides j’aurais pu, à la dernière minute, arracher les victimes aux tortionnaires ! Un assassinat ? Je suis prêt à comparaître devant la justice divine pour y répondre de mille assassinats pareils ! Un péché ? Non ! mais l’un de ces actes capables d’effacer de l’âme la souillure du vrai péché ! Si, sachant ce que je sais, j’avais manqué d’agir en conséquence, il n’y aurait pas d’enfer assez profond pour recevoir mon âme coupable et lâche !

Le colonel se leva, et, de nouveau, sa main étreignit la main du Professeur.

— Vous parlez de bon sens, dit-il. Vous êtes un homme énergique et brave, et qui se connaît. Oui, parbleu, vous m’auriez été d’un grand secours si les événements avaient pris un tour fâcheux. Bien souvent, le matin, aux premières heures, alors qu’il fait encore nuit noire, je réfléchissais à tout cela, je m’interrogeais ; et je ne savais que me répondre. Mais nous aurions déjà dû entendre le signal d’Ainslie. Il faut que j’aille voir.

Le vieux savant se retrouva seul avec ses pensées. À la fin, le canon des libérateurs et le signal de leur approche ne sonnant toujours pas à ses oreilles, il se leva pour aller aux informations sur les remparts. Mais la porte s’ouvrit, et le colonel Dresler entra, chancelant, pâle comme un spectre, hors d’haleine comme un homme épuisé par la course. Il y avait du brandy sur un guéridon : il en avala d’un trait un plein verre. Puis il s’affaissa sur un siège.

— Eh bien, s’enquit le Professeur, froidement, ils n’arrivent pas ?

— Non. Ils ne peuvent pas arriver.

Un silence suivit, qui dura une minute ou davantage. Les deux hommes se regardaient fixement, déconcertés.

— Les autres savent ?…

— Personne que moi ne sait rien.

— Comment avez-vous appris ?

— J’étais sous la mine, près de la poterne, — la petite porte en bois qui ouvre sur le jardin de roses. Je vis quelque chose ramper dans la broussaille. On frappa à la porte : c’était un Tartare chrétien, mortellement blessé à coups de sabre. Il venait de la bataille. Le commodore Wyndham, l’Anglais, nous l’envoyait. La colonne de secours était en échec. Manquant presque de munitions, elle se retranchait, le temps de se faire ravitailler par les navires. Trois jours se passeraient avant qu’elle pût arri-