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de couleur identique, et aussi durs.

— Mon entonnoir date vraisemblablement de la même époque. Mais, si mes soupçons ne me trompent, c’est un cabaretier peu banal que celui qui en faisait usage… et quel usage ! N’observez-vous rien de bizarre à l’extrémité du tuyau ?

Je portai l’objet à la lumière et constatai qu’à cinq ou six centimètres du bout de cuivre le col étroit de l’entonnoir était sillonné d’écorchures et d’entailles, comme si quelqu’un y eût tracé des encoches avec une lame ébréchée. On sentait à cet endroit un léger amollissement de la surface durcie et noire.

— Quelqu’un a essayé de couper le tuyau.

— Pouvez-vous dire « couper » ? C’est déchiré et lacéré. Quelque instrument dont on se soit servi, il a fallu de la vigueur pour imprimer de telles marques sur une matière aussi résistante. N’est-ce pas votre avis ? Vous en savez là-dessus plus que vous ne dites.

Dacre eut un sourire, et je vis dans ses yeux le regard de l’homme qui sait.

— Avez-vous, demanda-t-il, compris dans vos études la psychologie des songes ?

— J’ignorais qu’il y en eût une.

— Mon cher Monsieur, ce rayon, là-bas, au-dessus de la vitrine aux pierres précieuses, est garni d’ouvrages, à commencer par ceux d’Albert-le-Grand, qui ne traitent pas d’autre chose. C’est toute une science.

— Une science de charlatan.

— Le charlatan est toujours le précurseur. De l’astrologue procède l’astronome, de l’alchimiste le chimiste, du magnétiseur le psychologue expérimental. L’empiriste d’hier est le professeur de demain. Des phénomènes subtils et illusoires comme les songes s’ordonneront eux-mêmes un jour et se réduiront en système. Les recherches des amis dont les livres s’alignent sur cette planche de bibliothèque auront cessé alors d’amuser les mystiques, pour devenir les fondements d’une science.

— Soit ! Mais qu’est-ce que la science des songes peut avoir à faire avec un entonnoir large et noir et cerclé de cuivre ?

— Je vais vous le dire. Vous savez que j’ai un agent toujours en quête de pièces rares pour ma collection. Il apprit ces jours derniers qu’un brocanteur des quais s’était rendu acquéreur de quelques antiquailles, d’un fond de placard provenant d’une vieille maison dans le Quartier Latin. La salle à manger de cette archaïque demeure est décorée d’armoiries qui, vérification faite, sont celles d’un haut fonctionnaire de Louis XIV, Nicolas de La Reynie. Incontestablement, les objets du placard datent des premiers temps du règne de Louis XIV. D’où s’ensuit qu’ils appartinrent à ce Nicolas de La Reynie, dont la charge, autant que je sache, consistait à maintenir et appliquer les lois draconiennes de l’époque.

— Mais ensuite ?

— Reprenez l’entonnoir, examinez-en de nouveau le bord de cuivre, voyez si vous y discernez quelque chose comme des lettres.

Assurément, le métal portait des marques, mais presque effacées. Dans l’ensemble, cela faisait l’effet de caractères alphabétiques, dont le dernier offrait quelque ressemblance avec un B.

— Vous croyez à un B ?

— J’y crois.

— Moi aussi. À dire vrai, je n’en doute pas le moins du monde.

— Mais le gentilhomme dont vous parlez avait un R pour initiale ?