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cation d’hésiter à supposer des événements de cet ordre. En l’absence de données, force nous est d’abandonner la méthode d’investigation analytique ou scientifique pour la méthode synthétique. Autrement dit, au lieu de prendre des faits connus et d’en déduire le reste, nous avons à construire de toutes pièces un système fantaisiste qui n’aura besoin que de s’adapter aux faits connus. Tous faits nouveaux qui viendront à se produire nous aideront à éprouver le bien-fondé de notre système. S’ils se mettent d’eux-mêmes en place, c’est que nous sommes probablement dans le vrai ; et à chaque fait nouveau, cette probabilité s’accroîtra selon une progression géométrique, jusqu’à l’évidence concluante et définitive.

« Dans le cas actuel, un fait digne de remarque et très suggestif n’a pas attiré l’attention autant qu’il le mérite. Il existe un train omnibus, passant à Harrow et à King’s Langley, donc l’horaire est tel que l’express dut le rejoindre vers le moment où les travaux exécutés sur la ligne l’obligèrent à ralentir jusqu’à une vitesse de huit milles à l’heure. Les deux trains, à ce moment, durent circuler dans la même direction et à une vitesse égale sur des lignes parallèles. Tout le monde sait qu’en pareille circonstance chaque voyageur aperçoit distinctement de sa place les voyageurs des wagons vis-à-vis. L’express avait ses lampes allumées depuis Willesden, de sorte que tous les compartiments étaient en pleine lumière et on ne peut plus visibles pour l’observateur du dehors.

« D’après mon système, les faits se reconstituent comme suit. Le jeune homme porteur d’un nombre anormal de montres occupait seul, un compartiment du train omnibus. Nous supposerons que son billet, ses papiers, ses gants et d’autres objets se trouvaient auprès de lui sur la banquette. Ce devait être un Américain, sans doute un homme de faible mentalité : le port d’un trop grand nombre de bijoux caractérise certaines formes de folie commençante.

« Comme il regardait l’express qui, en raison de l’état de la voie, marchait à la même allure, il aperçut tout à coup dans un compartiment des personnes de sa connaissance. Nous admettrons, pour les besoins de notre système, que, de ces deux personnes, l’une était une femme qu’il aimait, l’autre un homme qu’il détestait et qui le payait de retour. Irritable et impulsif, le jeune homme ouvrit la portière de son wagon, passa de son marchepied sur le marchepied de l’express, ouvrit la portière, et fit irruption devant les deux personnes, ce qui, en supposant à l’express et à l’omnibus une vitesse pareille, offre moins de danger qu’on ne pourrait le croire.

« Une fois le jeune homme entré, sans son billet, dans le compartiment que le voyageur plus âgé occupait avec la jeune femme, on imagine aisément qu’il s’ensuivit une scène violente. Il se peut que le couple fût américain, d’autant que l’homme portait une arme, ce qui n’entre guère dans les mœurs anglaises. Si notre hypothèse d’une folie commençante ne nous trompe pas, le plus jeune des deux hommes dut assaillir l’autre. Celui-ci mit fin à la querelle en abattant son agresseur ; après quoi il s’enfuit du wagon, en emmenant avec lui la jeune dame. Nous conviendrons que tout cela dut se passer très vite, et que le train marchait assez lentement pour qu’il fût facile d’en descendre. Une femme pourrait très bien être descendue d’un train marchant à huit milles. Positivement,