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sur un chevalet. Je ne me pique pas de connaissances en art et n’ai jamais fait profession de comprendre ce que Harvey Deacon veut mettre dans ses peintures ; mais je voyais bien ce qu’il y avait d’ingéniosité inventive dans cette composition où entraient des fées, des animaux et des figures allégoriques de toutes sortes. Les dames se répandaient en louanges ; assurément, le tableau était d’une belle couleur.

— Qu’en pensez-vous, Markham ? me demanda le peintre.

— J’avoue que cela me dépasse, répliquai-je. Ces bêtes, qui sont-elles ?

— Des monstres mythiques, des créatures imaginaires, des emblèmes héraldiques, toute une espèce de cortège fantasque.

— Avec un cheval blanc en tête ?

— Ce n’est pas un cheval blanc, fit-il, d’un ton d’humeur qui me surprit, car il était gai d’ordinaire et se prenait rarement au sérieux.

— Qu’est-ce alors ?

— Comment voyez-vous là un cheval ? C’est une licorne ! Je vous ai parlé d’animaux héraldiques. Ne reconnaissez-vous pas celui-là ?

— Désolé, Deacon, répondis-je ; car il avait l’air vraiment contrarié.

Mais sa propre irritation le fit rire.

— Excusez-moi, Markham ! dit-il. Le fait est que je me suis donné un mal terrible pour cette bête. J’ai passé la journée à la peindre, à la repeindre, à essayer d’imaginer l’aspect que pourrait avoir une licorne vivante et bondissante. J’y suis arrivé à la fin comme je l’espérais. De sorte qu’en vous trompant vous m’avez touché au point sensible.

— Mais oui, naturellement, c’est une licorne ! m’écriai-je ; car je le sentais très affecté de mon incompréhension. Et voilà, parbleu, la corne ! Mais je n’avais encore vu cet animal que sur les armes royales et n’y avais jamais songé. Quant aux autres, ce sont, n’est-ce pas, des griffons, des basilics, des dragons de toute espèce ?

— Oui. Mais de ce côté-là pas de difficulté. Je n’ai eu d’ennui qu’avec la licorne. Allons, assez parlé de tout ça jusqu’à demain.

Il retourna la toile sur le chevalet, et nous causâmes d’autre chose.

Moir fut en retard ce soir-là. Quand il arriva, il amenait avec lui, à notre vive surprise, un Français, courtaud et robuste, qu’il nous présenta sous le nom de Monsieur Paul Le Duc. Je dis : « À notre vive surprise » ; car nous tenions pour principe que toute immixtion étrangère dans notre cercle spirituel en dérangeait les conditions et y introduisait un élément de doute. Nous savions pouvoir nous fier les uns aux autres ; mais la présence d’un intrus viciait les résultats de nos expériences. Cependant, Moir nous réconcilia très vite avec l’idée d’une innovation. M. Le Duc était un adepte réputé de l’occultisme, un voyant, un médium et un mystique. Il voyageait en Angleterre avec une lettre d’introduction que lui avait donnée pour Moir le président des Frères de la Rose-Croix de Paris. Et si Moir l’avait amené à notre petite séance, si nous devions nous sentir honorés de sa présence, quoi de plus naturel ?

C’était, je le répète, un homme petit et solide, avec une large figure lisse et glabre, n’ayant rien de remarquable que deux grands yeux clairs, en velours, qui regardaient vaguement et fixement devant eux. Bien habillé, au surplus, et de bonnes manières. Mrs. Deacon, qui avait des préventions contre nos recherches, quitta la chambre. Alors, nous fîmes une demi-obscurité, selon notre ha-