Page:Dostoievski - Niétotchka Nezvanova.djvu/92

Cette page a été validée par deux contributeurs.

elle obéissait non pas sincèrement et par conviction, mais par système. Je m’expliquerai dans la suite.

D’ailleurs, pour l’honneur de Catherine, je dois dire qu’elle avait fini par comprendre sa mère, et qu’elle lui obéissait après s’être rendu compte de tout l’infini de son amour qui, parfois, revêtait un caractère maladif ; et la petite princesse, magnanimement, tenait compte de cette circonstance. Hélas ! ce calcul devait très peu aider dans la suite à sa petite tête chaude.

Mais je ne comprenais presque pas ce qui se passait avec moi. Tout mon être était ému d’une sensation nouvelle, inexplicable ; je n’exagère pas en disant que je souffrais et me tourmentais de ce nouveau sentiment. En un mot, et qu’on me pardonne ce mot, j’étais amoureuse de Catherine. Oui, c’était de l’amour, un véritable amour, un amour avec des larmes et de la joie, un amour passionné. Qu’est-ce qui m’attirait vers elle ? Pourquoi naquit cet amour ? Il commença dès le premier regard, quand tous mes sentiments furent doucement frappés à la vue d’une enfant belle comme un ange. Tout était beau en elle ; aucun défaut n’était né avec elle, tous ceux qu’elle pouvait avoir étaient acquis et se trouvaient chez elle à l’état de lutte. En tout on voyait chez elle le beau original ayant pris pour un moment une apparence fausse ; mais tout en elle, à commencer par cette lutte, brillait d’espérance, tout présageait chez elle un rayonnant avenir. Tous l’admiraient, et ce n’était pas moi seule qui l’aimait, mais tous. Quand, parfois, nous sortions nous promener à trois heures, tous les passants s’arrêtaient comme frappés dès qu’ils la regardaient, et parfois un cri d’admiration éclatait derrière l’heureuse enfant.

Elle était née pour le bonheur ; elle devait naître pour le bonheur. C’était la première impression quand on se trouvait en sa présence. Peut-être était-ce pour la première fois que mon sentiment esthétique avait été frappé, qu’il avait été éveillé par la beauté ; et c’est là peut-être la raison de l’amour que je ressentais pour elle.

DOSTOIEVSKI.

Traduit du russe par J.-W. BIENSTOCK.

(A suivre.)