fort pour exprimer exactement le sentiment irrésistible, pénible pour moi-même, que je ressentais pour mon père, — en arriva à une sorte d’irritabilité maladive. Je n’avais qu’un seul plaisir : penser ou rêver à lui. Je n’avais qu’une seule volonté : faire tout ce qui pouvait lui causer quelque plaisir. Combien de fois m’arriva-t-il de l’attendre sur l’escalier tremblante et transie de froid, seulement pour apprendre son retour ne fût-ce qu’un instant plus tôt, et le voir le plus vite possible. J’étais folle de joie quand il me caressait un peu, tandis que bien souvent je souffrais d’être si obstinément froide envers ma pauvre mère. Il y avait des moments où j’étais saisie d’angoisse et de pitié en la regardant. Dans leurs éternelles querelles je ne pouvais être indifférente et je devais choisir entre eux, je devais prendre parti pour l’un ou pour l’autre, et je prenais le parti du pauvre demi-fou, uniquement parce qu’il était si misérable, si humilié à mes yeux, et parce qu’il avait marqué si fortement mon imagination.
Mais qui pourra me juger ! Peut-être me suis-je attachée à lui précisément parce qu’il était très étrange, dans son aspect même, et qu’il n’était pas aussi sévère ni aussi sombre que maman ; parce qu’il était presque fou, que souvent se manifestaient en lui de la bouffonnerie, des manières enfantines, et qu’enfin j’avais moins peur de lui et même moins de respect pour lui que pour ma mère. Il me paraissait davantage mon égal. Peu à peu même, je sentis que c’était moi qui dominais, moi qui l’avais soumis, que je lui étais déjà nécessaire. Intérieurement j’en étais fière, je triomphais à sentir le besoin qu’il avait de moi, et même, parfois, je me montrais coquette. En effet, cet attachement extraordinaire n’allait pas sans quelque chose de romanesque… Mais ce roman ne devait pas durer longtemps. Bientôt je perdis et mon père et ma mère. Leur vie sombra dans une terrible catastrophe, qui s’est gravée douloureusement dans ma mémoire.
Voici comment elle se produisit.
DOSTOIEVSKI.
Traduit du russe par J.-W . BIENSTOCK.
(À suivre.)