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À cette époque, je brûlais d’impatience de causer avec mon père de ce qui nous attendait dans l’avenir, de ce qui l’attendait personnellement, et de l’endroit où il me conduirait quand enfin nous quitterions notre taudis. J’étais sûre, de mon côté, que tout cela arriverait bientôt ; mais comment, sous quelle forme, je ne le savais pas, et je me tourmentais et me cassais la tête à ce sujet.

Parfois, et cela surtout le soir, il me semblait qu’à l’instant, tout de suite, mon père allait me faire signe en cachette, qu’il allait m’appeler dans le vestibule ; que moi, sans que ma mère me voie, je prendrais mon syllabaire, puis notre tableau, un vilain chromo sans cadre, accroché au mur de temps immémorial, et que j’avais résolu d’emporter avec nous quand nous nous enfuirions quelque part, au loin, pour ne plus jamais revenir chez ma mère.

Un jour que maman n’était pas à la maison, je choisis un moment où mon père était particulièrement gai, — cela lui arrivait quand il avait bu un peu de vin, — je m’approchai de lui et commençai à parler de quelque chose, avec l’intention d’amener tout de suite la conversation sur mon sujet favori. Quand je fus parvenue à le faire rire, alors, l’enlaçant fortement, le cœur tremblant, effrayée comme si je me préparais à dire quelque chose de mystérieux et de terrible, je commençai, en balbutiant à chaque mot, à le questionner : Où irons-nous ? Sera-ce bientôt ? Qu’est ce que nous emporterons avec nous ? Comment vivrons-nous ? Et enfin irons-nous dans la maison aux rideaux rouges ?

— « La maison ! Les rideaux rouges ? Qu’est-ce que tu racontes-là, petite sotte ? »

Alors, effrayée encore davantage, je commençai à lui expliquer que quand maman serait morte, nous ne vivrions plus dans ce galetas ; qu’il m’emmènerait quelque part, que nous serions riches tous deux et heureux. Je lui rappelai enfin que lui-même m’avait promis tout cela. En lui parlant ainsi, j’étais tout à fait convaincue qu’en effet mon père m’avait dit ces choses, du moins cela me semblait ainsi.

— « Maman ? Morte ? Quand maman mourra ? » répéta-t-il en me considérant avec étonnement, le visage un peu défait et fronçant ses épais sourcils grisonnants. « Qu’est-ce que tu racontes, ma pauvre petite sotte ? »