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elle comptait à haute voix les pièces de billon, une misérable somme, dont elle disposait. Elle compta bien une demi-heure et ne pouvait sortir de ses calculs. En outre, à certains moments, comme accablée de douleur, une sorte de torpeur la saisissait. Je me rappelle comme si c’était maintenant qu’elle marmonnait quelque chose en comptant doucement. On aurait dit qu’elle prononçait des mots au hasard. Ses lèvres et ses joues étaient pâles, ses mains tremblaient, et toujours elle hochait la tête quand elle ratiocinait ainsi à haute voix. — « Non, il ne faut pas ! » dit-elle tout à coup en me regardant. « Il vaut mieux que je me couche. Et toi, Niétotchka, veux-tu dormir ? »

Je ne répondis pas. Alors elle me releva la tête, me regarda doucement, avec une telle tendresse et tout son visage éclairé d’un tel sourire maternel, que mon cœur se mit à battre fortement et se serra. En outre, elle m’avait appelée Niétotchka, ce qui signifiait qu’à ce moment elle m’aimait particulièrement. C’est elle qui avait inventé ce petit nom, transformant affectueusement en ce diminutif Niétotchka mon nom d’Anna. Quand elle m’appelait ainsi, c’était le signe qu’elle voulait me combler de caresses. J’étais très émue. Je voulais l’embrasser, me serrer contre elle, pleurer avec elle. Pauvre mère, elle me caressa la tête, longtemps, machinalement peut-être, et, oubliant qu’elle s’adressait à moi, elle répétait sans cesse : « Mon enfant, Annetta, Niétotchka ! » Des larmes roulaient dans mes yeux prêtes à s’échapper, mais je les retins. Je me raidis pour ne pas lui laisser voir ce que je ressentais, bien que j’en souffrisse moi-même. Non, cette hostilité ne pouvait pas être naturelle en moi. Ce qui m’excitait ainsi contre elle, ce ne pouvait pas être uniquement sa sévérité à mon égard ! Non. C’est cet amour fantastique, exclusif pour mon père qui me perdait.

Parfois je m’éveillais la nuit, dans mon coin, sur une petite paillasse, sous une mince couverture, et toujours j’avais peur de quelque chose. Dans mon demi-sommeil, je me souvenais que, récemment encore, quand j’étais plus petite, je couchais avec ma mère et que j’avais peur de m’éveiller la nuit. Je n’avais qu’à me serrer contre elle, à fermer les yeux, à l’enlacer plus fortement, et aussitôt, je me rendormais. Je sentais aussi, tout au fond de moi, que je ne pouvais pas ne