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mon père devant cette maison où il avait voulu me montrer quelque chose, vint en aide à mon imagination. Aussitôt, dans mon idée, il fut décidé que nous nous installerions précisément dans cette maison, et que nous y vivrions au milieu d’une fête perpétuelle, dans une félicité sans fin. Dès lors, le soir, je contemplais avec une curiosité avide les fenêtres de cette maison magique. Je me rappelais les invités si bien parés, comme je n’en avais encore jamais vu. J’entendais en rêve les sons de cette douce musique qui me parvenaient à travers les fenêtres. J’examinais attentivement les ombres qui glissaient sur les rideaux, et je m’efforçais de deviner ce qui se passait là derrière. Il me semblait que c’était le paradis, la fête éternelle. Je me mis à détester notre pauvre logis, les guenilles dont j’étais vêtue, et quand un jour, ma mère, se fâchant après moi, m’ordonna de descendre du rebord de la fenêtre, où je m’étais installée comme d’habitude, il me vint aussitôt à l’esprit qu’elle ne voulait pas que je regarde précisément ces fenêtres, qu’elle ne voulait pas que j’y pense, que notre bonheur lui était désagréable, et qu’elle désirait l’empêcher. Toute la soirée j’observai ma mère attentivement et avec méfiance.

Comment avait pu naître en moi une pareille hostilité contre un être aussi douloureux que ma mère ? Ce n’est pas seulement que je comprenne maintenant sa vie de souffrances, il m’est impossible de me rappeler sans un serrement de cœur cette existence de martyre ! Même alors, dans la sombre période de ma misérable enfance, à l’époque de ce développement anormal de ma vie première, souvent mon cœur se serrait de douleur et de pitié en même temps que le doute confus envahissait mon âme. Déjà alors la conscience s’éveillait en moi, et souvent je ressentais douloureusement mon injustice envers ma mère. Mais nous restions étrangères l’une à l’autre. Je ne me souviens même pas de m’être blottie contre elle une seule fois. Maintenant, souvent les souvenirs les plus minimes me font mal et troublent mon âme. Je me rappelle qu’une fois (sans doute ce que je vais raconter est petit, banal, mais ce sont précisément de pareilles choses qui me tourmentaient et qui se sont gravées le plus douloureusement dans ma mémoire)… Donc, un soir que mon père n’était pas à la maison, ma mère voulut m’envoyer dans une boutique acheter du thé et du sucre. Mais elle réfléchissait et ne se décidait pas ;