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ment. Mon beau-père ne donnait pas un sou de ses appointements à ma mère ; il dépensait tout à boire et à manger avec ses nouveaux amis, qu’il eut tout de suite en grand nombre.

Il se lia d’amitié, de préférence, avec les employés du théâtre, les choristes, les figurants, en un mot avec les gens parmi lesquels il pouvait occuper la première place, évitant les personnes d’un talent réel. Il sut leur inspirer un respect particulier pour sa personne. Il leur expliqua tout de suite qu’il était un homme méconnu, qu’il avait un énorme talent, que sa femme l’avait perdu et qu’enfin leur chef d’orchestre ne comprenait rien à la musique. Il se moquait de tous les artistes de l’orchestre, du choix des pièces représentées et des auteurs mêmes des opéras.

Enfin il se mit à leur développer une nouvelle théorie de la musique. Il fit si bien qu’il ennuya tout l’orchestre, se fâcha avec ses camarades et son chef, se montra grossier envers ses supérieurs et acquit la réputation de l’homme le plus déséquilibré et le plus nul qui fût. Il se rendit bientôt insupportable à tous.

En effet, il était vraiment étrange de voir un homme de si peu d’importance, un exécutant aussi inutile, un musicien aussi négligent faire montre de prétentions aussi excessives et se vanter d’un ton aussi assuré.

Cela se termina par la brouille de mon beau-père avec B… Il avait inventé sur lui de vilaines histoires, de méchantes calomnies, qu’il avait mises en circulation comme des faits indiscutables. On l’obligea à donner sa démission de l’orchestre au bout de six mois de mauvais services, pour négligence et ivrognerie. Mais il n’abandonna pas si vite la place.

Bientôt on le vit dans ses guenilles d’autrefois, son costume propre ayant été partie vendu, partie engagé. Il se mit à fréquenter ses anciens collègues, sans se préoccuper de leur plus ou moins de satisfaction à recevoir de pareilles visites. Il colportait des racontars, disait des sottises, se plaignait de sa vie et engageait tout le monde à venir voir sa criminelle de femme.

Sans doute il se trouvait des auditeurs qui souvent, après avoir fait boire le camarade cassé aux gages, s’amusaient à le faire dégoiser mille stupidités. Il faut dire aussi qu’il parlait généralement d’une façon spirituelle et que ses propos fielleux