que du jour où il enterrerait cette femme qui l’avait perdu, tout reprendrait son cours normal.
Ma pauvre mère ne le comprenait pas. En véritable rêveuse, elle ne supporta même pas le premier choc de la terrible réalité. Elle devint emportée, irritable, grossière ; à chaque instant elle se querellait avec son mari, qui prenait plaisir à la faire souffrir ; elle voulait surtout qu’il cherchât du travail. Mais l’aveuglement, l’idée fixe de mon beau-père, ses bizarreries faisaient de lui un être presque inhumain et privé de sentiment. Il ne faisait que rire et jurait de ne pas toucher un violon avant la mort de sa femme, ce qu’il lui déclarait avec une franchise cruelle. Ma mère, qui jusqu’à son dernier souffle l’aima passionnément, ne pouvait cependant supporter une vie pareille. Sa santé s’altéra ; toujours souffrante, elle vivait dans des transes perpétuelles ; en outre, elle avait seule la charge de nourrir toute la famille. Elle s’était mise à faire la cuisine et d’abord avait pris des pensionnaires ; mais son mari lui dérobait tout son argent et souvent elle devait envoyer des plats vides à ceux pour qui elle trimait.
Quand B… vint nous voir, elle s’employait à laver du linge et à réparer de vieux habits.
C’est ainsi que nous vivions dans notre grenier. Notre misère frappa B…
— « Écoute, fit-il à mon beau-père. Tu ne dis que des sottises. Qu’est-ce que cela veut dire : le talent tué ? C’est elle qui te nourrit, et toi que fais-tu ?
— « Rien », répondit mon beau-père.
Mais B… ne connaissait pas encore tout le malheur de ma mère. Son mari amenait souvent chez lui une bande de vauriens, et alors que se passait-il, mon Dieu !
B… sermonna longtemps son ancien camarade, et il lui déclara pour finir que s’il ne voulait pas s’amender, il ne lui viendrait plus en aide. Il le prévint très franchement qu’il ne lui donnerait pas d’argent pour le dépenser à boire, et il lui demanda de lui jouer quelque chose afin de voir ce qu’on pourrait faire pour lui. Pendant que mon beau-père allait chercher son violon, B… en cachette tendit de l’argent à ma mère. Elle le refusa. C’était la première fois qu’on lui offrait l’aumône. Alors B… me le donna, et la pauvre femme fondit en larmes.