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fond il me félicitait de mon talent et enfin me bénissait pour mon avenir auquel il me promettait de veiller. Je pleurai en lisant cette lettre et à mes douces larmes se mêlait une angoisse si insupportable que, je m’en souviens, j’avais peur pour moi. Je ne savais pas ce qui se passait en moi. Quelques jours s’écoulèrent. Dans la chambre voisine de la mienne, où auparavant se tenait le secrétaire de Piotr Alexandrovitch, c’était maintenant le nouveau venu qui travaillait chaque matin et souvent le soir après minuit. D’autres fois il s’enfermait dans le cabinet de Piotr Alexandrovitch et tous deux travaillaient ensemble.

Un jour, après le dîner, Alexandra Mikhaïlovna me pria d’aller dans le cabinet de son mari et de lui demander s’il prendrait le thé avec nous. Je ne trouvai pas Piotr Alexandrovitch, mais pensant qu’il n’allait pas tarder à revenir, je restai à l’attendre. À un des murs était appendu son portrait. Je me rappelle que, tout d’un coup, je tressaillis et me mis à l’examiner attentivement. Il était suspendu assez haut ; en outre, dans la chambre il faisait sombre, et, pour le mieux voir, j’avançai une chaise et montai dessus. Je voulais y chercher quelque chose, comme si je devais trouver là la solution de mes doutes. Je me rappelle que j’étais surtout frappée par les yeux du portrait. J’étais frappée aussi du fait que presque jamais je n’avais vu les yeux de cet homme ; il les cachait toujours sous des lunettes.

Encore enfant, par une prévention incompréhensible, bizarre, je n’aimais pas son regard. Mais maintenant cette prévention avait l’air de se justifier. Mon imagination travaillait. Il me sembla tout d’un coup que les yeux du portrait se détournaient avec confusion de mon regard aigu, qu’ils s’efforçaient de l’éviter, que le mensonge et la tromperie se lisaient en eux. Il me semblait avoir deviné et, je ne sais pourquoi, une joie mystérieuse me saisit.

Soudain un cri léger s’échappa de ma poitrine ; j’avais entendu derrière moi un léger bruit. Je me retournai. Devant moi était Piotr Alexandrovitch. Il me regardait attentivement. Il me parut que tout d’un coup il avait rougi. Je rougis à mon tour et descendit de la chaise.

— Que faites-vous ici ? me demanda-t-il d’une voix sévère. Pourquoi êtes-vous ici ?