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« Tu as dit que tu ne m’oublierais pas. Je te crois, et désormais, toute ma vie est dans ces paroles. Il faut nous séparer ; notre heure a sonné ! Je le savais depuis longtemps, ma douce belle, mais je ne l’ai compris que maintenant. Pendant tout notre temps, pendant tout le temps que tu m’as aimé, mon cœur souffrait pour notre amour, et, le croiras-tu, maintenant je me sens plus léger ! Je savais depuis longtemps que cela aurait une fin, que c’était fatal qu’il en fût ainsi ! Écoute-moi, Alexandra, nous étions inégaux et, moi, je l’ai toujours senti, toujours ! J’étais indigne de toi, et moi seul devais être puni pour le bonheur vécu. Dis, qu’étais-je auprès de toi avant de te connaître ? Mon Dieu ! Voilà déjà deux années écoulées et jusqu’à maintenant je suis comme un homme sans connaissance ; jusqu’aujourd’hui je ne puis pas comprendre pourquoi tu m’as aimé ! Rappelle-toi ce que j’étais en comparaison de toi ! Étais-je digne de toi ? Avais-je quelque mérite particulier ? Devant toi j’étais grossier et gauche, mon air était triste et morne. Je ne désirais pas une autre vie, je n’y pensais pas ; je ne l’appelais pas et ne voulais pas l’appeler. Tout en moi était opprimé et je ne savais rien au monde de plus important que mon travail quotidien, machinal. Je n’avais pas le souci du lendemain, et même à ce souci j’étais indifférent. Autrefois, il y a bien longtemps de cela, j’avais rêvé de quelque chose. J’avais rêvé comme un sot. Mais depuis, bien des jours s’étaient écoulés et je m’étais mis à vivre seul, sévèrement, tranquillement, ne sentant même pas le froid qui glaçait mon cœur. Tous mes rêves s’étaient endormis. Je savais, j’avais décidé que jamais un autre soleil ne paraîtrait pour moi. Je le croyais et ne me révoltais pas, car je savais qu’il en devait être ainsi. Quand tu passas devant moi, je ne compris pas que je pouvais oser lever les yeux sur toi. J’étais comme un esclave devant toi. Mon cœur ne tremblait pas près de toi, ne me disait rien de toi. Il était calme. Mon âme ne reconnaissait pas la tienne, bien qu’elle ressentît de la douceur près de sa sœur merveilleuse. Je le savais, je le sentais soudain. Cela je pouvais le sentir, parce ce que le soleil luit même sur le plus infime des insectes et le réchauffe et le caresse comme la fleur la plus admirable près de laquelle il se trouve. Quand j’appris tout, tu te rap-