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Son cœur s’endurcissait dans cette souffrance sourde et même son esprit prenait un autre tour, très pénible. Ce qui me frappait surtout, c’est que, me semblait-il, plus je grandissais, plus elle s’éloignait de moi. Même à certains moments, j’avais l’impression qu’elle ne m’aimait pas, que j’étais un fardeau pour elle.

J’ai dit que je m’étais d’abord éloignée d’elle volontairement, et qu’une fois loin d’elle je m’étais trouvée comme contaminée par le mystère de son propre caractère. Voilà pourquoi tout ce que j’ai vécu ces trois années, tout ce qui naissait dans mon âme, dans mes rêves, dans mes espérances, dans mes enthousiasmes passionnés, tout cela restait en moi.

Du jour où nous nous étions écartées l’une de l’autre, nous ne nous étions plus jamais réunies ; cependant il me semblait que je l’aimais chaque jour davantage. Maintenant, je ne puis me rappeler sans des larmes jusqu’à quel point elle m’était attachée, jusqu’à quel point elle s’était engagée dans son cœur à me prodiguer tous les trésors d’amour qu’il renfermait, et à accomplir jusqu’au bout son vœu d’être pour moi une mère. Il est vrai que sa propre douleur l’écartait parfois de moi pour longtemps ; elle avait alors l’air de m’oublier, d’autant plus que moi-même je tâchais de ne pas me rappeler à elle, si bien que de cette façon mes seize ans arrivèrent sans que personne ne le remarquât. Mais, par moments, Alexandra Mikhaïlovna se mettait tout à coup à s’inquiéter de moi, elle m’appelait, me posait une foule de questions, comme pour mieux me connaître ; elle demeurait avec moi des journées entières, devinait mes désirs et me prodiguait à chaque instant ses conseils. Mais elle était déjà trop déshabituée de moi, si bien que parfois elle agissait trop naïvement, et je remarquais et comprenais tout. C’est ainsi qu’un jour, — je n’avais pas encore seize ans, — ayant examiné un de mes livres, elle m’interrogea sur mes lectures, et, trouvant que je n’étais pas encore sortie des ouvrages pour enfants, elle parut tout à coup s’effrayer. Je la comprenais et la suivais attentivement. Pendant deux semaines entières, elle eut l’air de me préparer, de se rendre compte du degré de mon développement et de mes besoins. Enfin elle se décida à prendre un parti et sur notre table parut Ivanhoé de Walter Scott, que j’avais lu depuis longtemps, au moins trois fois. D’abord avec