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ajoutait B…, dans mon propre perfectionnement, je lui dois beaucoup, ainsi qu’à ses conseils.

« Quant à moi, continuait B…, j’étais tout à fait tranquille sur mon sort. Moi aussi, j’aimais passionnément mon art ; mais je savais dès le commencement de ma carrière que je resterais, au sens littéral du mot, un ouvrier de l’art. En revanche, je suis fier de ne pas avoir enfoui, comme l’esclave paresseux, ce que m’avait donné la nature, et, au contraire, de l’avoir augmenté considérablement. Et si on loue mon jeu impeccable, si l’on vante ma technique, tout cela je le dois au travail ininterrompu, à la conscience nette de mes forces, à l’éloignement que j’eus toujours pour l’ambition, la satisfaction de soi-même et la paresse, conséquence de cette satisfaction. »

B… à son tour essaya de donner des conseils à son camarade, auquel tout d’abord il s’était soumis. Mais celui-ci s’en montra indisposé ; il y eut un froid entre eux. Bientôt B… remarqua que son camarade devenait de plus en plus apathique ; l’inquiétude et l’ennui l’assaillaient de plus en plus fréquemment ; ses élans d’enthousiasme devenaient plus rares, et une tristesse morne, déprimante, les suivait. Enfin Efimov commença à délaisser son violon. Il se passait des semaines entières sans qu’il y touchât. Il n’était pas loin de la chute définitive, et bientôt le malheureux sombra dans le vice.

Ce contre quoi le propriétaire l’avait mis en garde était arrivé : il s’était mis à boire immodérément. B… le considérait avec épouvante. Ses conseils n’agissaient plus, et il avait peur de dire le moindre mot. Peu à peu Efimov en arriva à un cynisme extrême. Il n’éprouvait aucune honte à vivre aux crochets de B…, se conduisant même comme si c’était là son droit absolu. Cependant les moyens d’existence s’épuisaient. B… avait quelques leçons ou faisait des soirées chez des commerçants, des Allemands, des employés qui n’étaient pas bien riches, mais cependant payaient quelque peu. Efimov affectait de ne pas même remarquer la misère de son camarade. Il se comportait insolemment envers lui et restait des semaines entières sans daigner lui adresser la parole. Un jour, B… lui fit observer, de la façon la plus douce, qu’il ferait bien de ne pas trop négliger son violon, afin de ne pas perdre tout à fait la main. Efimov se fâcha sérieusement et déclara qu’il ne toucherait jamais plus