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désespérée, m’embrassait fortement, semblant chercher ma sympathie, comme si elle ne pouvait pas supporter sa solitude, comme si je la comprenais déjà, comme si nous avions souffert ensemble.

Cependant un mystère demeurait entre nous, et moi-même je commençais à m’éloigner d’elle. Sa présence me devenait pénible ; en outre peu de choses nous réunissaient maintenant ; la musique seule, mais le médecin la lui interdisait. Les livres ? C’était désormais plus difficile encore. Elle n’était pas en état de lire avec moi. Nous nous serions arrêtées dès la première page : chaque mot pouvait être une allusion, chaque phrase un rébus. Nous évitions la conversation en tête à tête, chaleureuse et intime.

Mais juste à ce moment le sort, tout à fait à l’improviste, donna de la façon la plus bizarre un autre cours à ma vie. Mon attention, mes sentiments, mon cœur, mon esprit prirent soudain, avec une tension qui atteignait à l’enthousiasme, une autre orientation. Sans le remarquer, je me trouvai transportée dans un monde nouveau. Je n’avais pas le temps de me retourner, de regarder autour de moi, de réfléchir, je pouvais me perdre, je le sentais même, mais la tentation était plus forte que la crainte et je m’abandonnai au hasard, les yeux fermés ; je me détournai pour longtemps de cette existence qui commençait à être un fardeau pour moi et à laquelle, avec tant d’avidité et d’inutilité, j’avais cherché une issue. Voici de quoi il s’agit et comment cela arriva.

La salle à manger avait trois sorties : par l’une on accédait aux chambres de réception ; par l’autre à la cuisine et à la nursery, par la troisième à la bibliothèque. Dans la bibliothèque une autre porte donnait dans le cabinet de travail où se tenait ordinairement le secrétaire de Piotr Alexandrovitch, qui était à la foi son copiste, son aide et son homme de confiance. C’était lui qui gardait la clef de la bibliothèque. Ma chambre était séparée de la bibliothèque par ce cabinet de travail. Un jour que le secrétaire n’était pas à la maison, après dîner, je trouvai la clef de la bibliothèque. La curiosité me saisit, et, usant de ma trouvaille, j’entrai dans la bibliothèque. C’était une pièce assez vaste, très claire, où il y avait huit grandes armoires pleines de livres. Piotr Alexandrovitch tenait la plupart de ces livres d’un héritage ; une autre partie avait