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plus trop lui-même ce qu’il ferait dans la capitale. Son enthousiasme était saccadé, irrégulier, bilieux, comme s’il voulait se tromper lui-même et se convaincre qu’en lui la force première, l’ardeur, l’inspiration n’étaient pas encore épuisées.

Cet enthousiasme perpétuel frappa B…, qui était un homme froid, méthodique. Il en était aveuglé et saluait mon beau-père comme le futur grand génie musical. Il ne pouvait se représenter autrement l’avenir de son camarade. Mais bientôt les yeux de B… se dessillèrent, et il perçut la vérité. Il vit clairement que toute cette fièvre, toute cette impatience, n’était autre chose que le désespoir du talent perdu ; plus encore, que ce talent lui-même n’avait peut-être jamais été très grand, qu’il y avait là beaucoup d’aveuglement, d’infatuation, de contentement de soi, d’imagination et le rêve perpétuel en son propre génie.

« Mais, racontait B…, pouvais-je ne pas être étonné par la nature étrange de mon camarade ? Devant moi se livrait la lutte désespérée, fiévreuse, de la volonté tendue à l’extrême contre la faiblesse intérieure. Le malheureux, durant sept années, s’était repu du rêve de sa gloire future, à tel point qu’il n’avait même pas remarqué comment il perdait les notions les plus élémentaires de notre art, même jusqu’à la technique ordinaire de la musique. Et cependant, dans son imagination désordonnée, naissaient à chaque moment des plans colossaux pour l’avenir. Non content de vouloir être un génie de premier ordre, un des plus grands violonistes au monde, non content de se croire un pareil génie, il voulait en outre devenir compositeur, bien qu’ignorant tout du contrepoint. Mais ce qui m’étonnait le plus, ajoutait B…, c’est qu’en dépit de son impuissance, de ses connaissances minimes de la technique musicale, il y avait chez cet homme une compréhension profonde, claire, et on peut dire intuitive de l’art. Il le sentait si fortement et le comprenait si bien qu’il n’est pas étonnant qu’il se soit égaré dans son propre jugement sur lui-même et se soit pris, au lieu d’un profond et instinctif amoureux de l’art, pour le pontife de l’art lui-même, pour un génie.

« Parfois, il parvenait, dans son langage primitif, simple, étranger à toute science, à énoncer des vérités si profondes que j’en étais stupéfait et ne pouvais comprendre comment il devinait tout cela, n’ayant jamais rien lu, rien appris ; et,