droit vers l’enfant, le saisit entre ses dents et le ramena victorieusement sur la rive. La princesse s’élança vers le chien sale et dégouttant pour l’embrasser. Mais Falstaff, qui portait à cette époque le nom très prosaïque et plébéien de Fix, ne pouvait pas supporter les caresses, et répondit aux embrassements et aux caresses de la princesse en la mordant à l’épaule. La princesse se ressentit toute sa vie de cette blessure, mais sa reconnaissance n’en était pas moins restée infinie. Falstaff fut admis dans les appartements. On le brossa, on le lava, on lui mit un collier d’argent d’un très beau travail, on l’installa dans le cabinet de la princesse, sur une magnifique peau d’ours, et la princesse arriva bientôt à pouvoir le caresser sans avoir à redouter un châtiment immédiat et sévère. Ayant appris que son favori s’appelait Fix, elle avait trouvé ce nom très laid, et, tout de suite, on s’était mis à chercher un autre nom, autant que possible emprunté à l’antiquité. Mais les noms d’Hector, de Cerbère, etc., étaient vraiment trop communs. On voulait pour le favori de la maison un nom tout à fait convenable. Enfin le prince, en raison de l’appétit phénoménal de Fix, proposa d’appeler le bouledogue Falstaff. Le nom fut adopté d’enthousiasme et resta au chien pour toujours.
Falstaff se conduisait tout à fait bien ; comme un véritable Anglais il était taciturne, grave, et ne se jetait le premier sur personne. Il exigeait seulement qu’on fit un détour respectueux près de sa peau d’ours, et qu’en général on lui témoignât le respect qui lui était dû. Parfois, une sorte de spleen le gagnait et, à ces moments-là, Falstaff se rappelait avec douleur que son ennemie, son ennemie irréconciliable, qui avait osé attenter à ses droits, n’était pas encore punie. Il montait alors doucement l’escalier qui menait à l’étage supérieur et, trouvant à l’ordinaire la porte close, il se couchait quelque part non loin de là, se cachait dans un coin, attendant sournoisement que quelqu’un, par négligence, laissât la porte ouverte. Parfois, l’animal vindicatif attendait ainsi trois jours entiers. Mais des ordres sévères étaient donnés de veiller sur la porte, et depuis deux mois déjà Falstaff n’était pas monté.
— Falstaff ! Falstaff ! appela la petite princesse en ouvrant la porte et attirant Falstaff dans l’escalier.
À ce moment, Falstaff ayant senti qu’on ouvrait la porte se préparait déjà à franchir le Rubicon.