Page:Dostoievski - Les Pauvres Gens.djvu/67

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sans ressources qu’elle hébergeait par bonté, par charité chrétienne. À table, elle suivait des yeux chaque morceau que nous prenions, et si nous ne mangions pas, c’était encore une histoire. « Vous ne trouvez pas cela bon ? nous disait-elle. Ne soyez pas trop difficiles ; le peu que j’ai, je vous l’offre cordialement ; sans doute vous feriez meilleure chère chez vous. » À chaque instant elle se répandait en injures contre mon père : « Il voulait être mieux que les autres, et mal lui en avait pris ; il avait réduit sa femme et sa fille à la mendicité, et, sans l’assistance d’une parente charitable, d’une âme chrétienne, compatissante, qui sait si elles ne seraient pas mortes de faim au milieu de la rue ? » Qu’est-ce qu’elle ne disait pas ! En l’entendant, on se sentait moins blessé encorequ’écœuré. Ma mère ne cessait de pleurer ; son état s’aggravait de jour en jour, elle dépérissait visiblement ; malgré cela, elle et moi nous travaillions du matin au soir, nous nous procurions de l’ouvrage en ville, nous cousions, ce qui déplaisait fort à Anna Fédorovna ; elle répétait à tout moment que sa maison n’était pas un magasin de modes. Cependant nous devions nous habiller, nous devions être en