Page:Dostoïevsky - L’Esprit souterrain, trad. Halpérine et Morice, 1886.djvu/75

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tes « jours noirs[1] », quand tu seras malheureux et seul, sans personne pour te consoler… Écoute : as-tu une liouba[2] ?

— Non… Je n’en avais pas… avant toi.

— Avant moi ?… Tu m’appelles ta liouba, alors ?

Sa physionomie exprimait le plus profond étonnement. Elle voulut parler, puis y renonça et baissa les yeux. Elle rougissait, ses yeux s’éclairaient plus étincelants à travers les larmes qui perlaient encore à ses cils. Avec une sorte de malice mêlée de honte elle jeta un coup d’œil sur Ordinov et aussitôt baissa de nouveau les yeux.

— Non, ce n’est pas moi qui serai ta première liouba, dit-elle. Non, non, répéta-t-elle, pensive, tandis qu’un sourire entr’ouvrait ses lèvres. Non ! Dit-elle encore en riant, cette fois, franchement, ce n’est pas moi, frère, qui serai ta lioubouschka.

Elle leva les yeux ; à sa gaieté soudaine avait succédé une mélancolie si désespérée, elle était de nouveau en proie à une telle agitation qu’une immense pitié, la pitié irraisonnée qu’excitent les

  1. Expression russe.
  2. Une bien-aimée ; locution populaire.