Page:Dostoïevsky - L’Esprit souterrain, trad. Halpérine et Morice, 1886.djvu/254

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toute cette abondance !… Tu dois ici, et tu y devras toujours, jusqu’à la fin des fins, jusqu’au moment où les clients ne voudront plus de toi. Et cela viendra bientôt. Ne te fie pas trop à ta jeunesse, ici les années comptent triple, on te jettera dehors ; et longtemps avant de te jeter dehors ce seront des chicanes, des disputes, des reproches, comme si tu n’avais pas donné à ta patronne ta jeunesse et ta santé, comme si tu n’avais pas perdu ici ― pour rien ! ― ton âme, comme si c’était toi qui l’eusses dépouillée, réduite à la mendicité, comme si tu l’avais volée. Et n’espère pas qu’on te soutienne : pour plaire à la patronne, tes camarades aussi tomberont sur toi, car toutes sont esclaves comme toi, et il y a longtemps qu’elles ont perdu la conscience et la pitié ! C’est à qui sera la plus immonde, la plus vile, la plus outrageante. Elles savent des injures que nulle part ailleurs on ne soupçonne. Tu perdras tout ici, tout ce que tu as de plus sacré, ta santé, ta beauté, ta jeunesse, tes dernières espérances. À vingt-deux ans tu en auras trente-cinq, et si tu n’es pas malade, estime-toi heureuse, rends grâces à Dieu ! Tu penses peut-être qu’au moins tu ne travailles pas, que tu fais