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connaissait qu’en artiste. Son cœur battit involontairement dans une angoisse de sympathie universelle. Il se prit à considérer plus attentivement les gens qui le frôlaient : mais c’étaient des passants absorbés et inquiets !… et peu à peu son insouciance disparaissait, la réalité l’oppressait déjà, lui donnant une sorte d’horreur et en même temps d’estime pour la vie, et il commençait à se lasser de cette extraordinaire abondance d’impressions nouvelles, comme un malade qui fait ses premiers pas et qui tombe, ébloui par la clarté du jour, étourdi par l’effervescence de l’activité humaine, envertiginé par le bruit et la variété de la foule qui s’agite autour de lui. Tout à coup il fut saisi d’une morne tristesse. Il en venait à douter de la direction de sa vie et même de son avenir. Une pensée encore acheva de le troubler : il revit tout son passé, isolé, sans échange d’affection… Quelques passants avec lesquels il avait d’abord essayé d’engager la conversation s’étaient détournés de lui avec un air brutal et étrange. On le prenait pour un fou, du moins pour quelque grand original, — en quoi l’on ne se trompait guère. Et Ordinov se rappela que sa confiance