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plait avec amour, toute vague encore et confuse qu’elle fût. Il la voyait peu à peu prendre corps et s’éclairer : il lui semblait que cette apparence implorait une réalisation. Ce désir dévorait l’âme d’Ordinov, mais il ne sentait encore que trop peu nettement l’originalité de son idée, sa vérité et sa personnalité. La création se manifestait déjà, elle se limitait et se condensait, mais le terme était encore loin, très-loin peut-être : peut-être ne devait-il jamais venir !…

Et il allait à travers les rues comme un réfractaire, ou plutôt comme un ascète qui aurait brusquement quitté sa muette solitude pour entrer dans une ville agitée et retentissante. Tout était pour lui bizarre et nouveau, et (tant il était étranger à ces bruyantes foules, à ce monde en ébullition) il ne pouvait même pas s’étonner de son étonnement. Il ne remarquait pas davantage sa propre sauvagerie, pris au contraire d’une joie et d’une ivresse comparables à celles d’un affamé qui romprait un long jeûne. — N’était-il pourtant pas bien curieux qu’un changement de logement, un accident si mince, pût émouvoir et troubler un Pétersbourgeois, fût-il Ordinov ?