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énergie dont j’avais besoin pour atteindre le but très précis que je m’étais proposé ? Mais, d’autre part, comment atteindrais-je jamais ce but, moi dont l’incapacité générale venait de se montrer à plein chez Diergatchov.

— Kraft, vous irez encore chez eux ? demandai-je.

Il se tourna lentement vers moi, comme s’il eût mal compris. Je m’assis.

— Pardonnez-leur, dit-il tout à coup.

D’abord ce me parut une raillerie mais, comme je le regardais, je vis sur son visage une expression à laquelle on ne se pouvait méprendre, une évidente expression d’ardente bonté. Il s’assit.

— Peut-être, hasardai-je, n’y a-t-il rien en moi qu’amour-propre misérable… Mais je ne sollicite pas de pardon… Que je sois coupable devant moi… J’aime à être coupable devant moi… Dites-moi, Kraft : êtes-vous aussi de cette société ? Voilà ce que je tiendrais à savoir de votre bouche.

— Ils ne sont pas plus sots que les autres, ni plus intelligents : ils sont fous, comme tout le monde.

— Est-ce que tout le monde est fou ? demandai-je avec curiosité.

— Les meilleurs parmi les hommes sont fous maintenant.

Il parlait lentement, doucement, et il y avait dans sa voix de la tristesse, de la lassitude.

— Et Vassine est-il des leurs ? Chez Vassine il y a de l’intelligence, une idée morale, criai-je.

— Aujourd’hui, il n’y a plus d’idées morales : toutes sont mortes. Mais laissons cela…

Deux minutes de silence, et il reprit, en regardant en l’air :

— Le temps actuel, c’est le temps de la médiocrité