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faut-il être reconnaissant ? » Voyez-vous, il y a des lâches de trois sortes : le lâche naïf, qui vit avec candeur dans son abjection ; le lâche honteux, qui a conscience de son abjection, mais qui y persévère tout en se maudissant ; enfin le lâche pur sang. Per­mettez... J’ai eu un camarade, le sieur Lambert, qui, à seize ans, m’a confié son programme : quand il sera riche, son plus grand plaisir sera de gaver les chiens de filet de bœuf, tandis qu’autour de lui les enfants des pauvres mourront de faim ; quand le froid sévira, il installera en plein champ un chantier de bois et y mettra le feu, mais il tiendra les pauvres à distance de la bonne chaleur et leur refusera la moin­dre bûche. Dites-moi, si cette brute me posait la ques­tion de tout à l’heure, que lui répondrais-je ? Rien n’est clair, dans ces temps horribles. Vous niez Dieu, vous niez l’héroïsme... Au nom de quelle force sourde, aveugle et stupide, devrai-je agir de telle sorte s’il m’est plus commode d’agir autrement ? Vous dites que mon intérêt coïncide avec celui de l’humanité ; mais je ne suis pas obligé de vous croire sur parole. Vous rayez l’amour, la vie future, l’hé­roïsme ; tout dans vos discours est code, caserne et phalanstère. Je ne trouve pas que ce soit drôle... Je vous fausse compagnie, je vivrai pour moi-même, et que tout aille au diable !

— Désir galant !

— Cependant je suis toujours prêt à vivre avec vous.

— Encore mieux !

Les autres continuaient à se taire et me regar­daient avec une curiosité ironique ; des faces se dé­tendirent, sourieuses, puis le rire circula en sourdine, me bafouant. Seuls gardaient leur sérieux Vas-